La figure des morts

La figure des morts

Par Maro Rumen-Doucoure

Si la vie n’est possible que dans le refoulement de la mort à venir, quelles peuvent être les conséquences de l’absence de rites funéraires – interdits par précaution sanitaire – chez les personnes ayant été au contact des morts du Covid-19 ? Ma réflexion se base sur mon expérience de psychologue en EHPAD au cours du confinement du printemps 2020.

Les vivants tiennent à l’idée de paix dans la mort. J’appelle position du dormeur la position qu’ils font prendre au corps du défunt, couché, les mains jointes sur la poitrine, s’apparentant à la position d’un gisant. Cette position du dormeur rappelle le mort du côté du vivant, l’humanise, l’assimile à une personne simplement endormie. Cette mise à distance du réel de la mort permet de tenir un discours autour du corps : «Il a l’air en paix» ; « Il est beau » ; « On dirait qu’il dort »… Ce discours tente de pacifier la mort et de maintenir le corps dans la sphère du familier tant qu’il est dans l’espace des vivants : avant qu’il soit enterré ou incinéré, le corps mort se plie aux apparences de la vie, il est contenu par une « représentation » que nous connaissons et dont nous pouvons parler. Si de la mort on ne peut rien dire, les paroles, qui commentent ce que l’on voit (ou projette) sur le corps du mort, font bord autour du réel de la mort et protègent de ce réel. Dans les lieux confrontés à la mort de façon récurrente, ce discours spontanément tenu en groupe après chaque mort protège de l’effraction traumatique du réel de la mort.

Il y a un fossé entre le mort qu’un vivant a mis, dans le rite funéraire, dans la position du dormeur, et celui qui reste figé dans la position dans laquelle il est mort. Celui-ci porte la figure des morts. La dernière posture de l’ex-vivant est « étonnamment » un mouvement, à l’instar des habitants de Pompéi. Étonnamment, car les vivants refoulent le fait qu’il est logique qu’avant de trépasser, le défunt a pu avoir une autre position que celle du dormeur. Pas rendu « présentable » ni pacifié par le rite funéraire, le défunt reposera dans son cercueil dans la position de son dernier mouvement. Dès lors, le fantasme précédent ne tient plus : ce mort-là nous regarde. Il est un réel qui ne se laisse pas border dans le discours. À court de symbolique, on ne peut l’envelopper d’un linceul verbal. L’irreprésentable de la mort est court-circuité par une image de corps trop réel. Le personnel, au cours d’échanges ou de groupes de parole, a pu dire l’effroi que suscitent les visages de ces morts.

Le mythe de Charon, passeur des âmes, exigeait qu’un membre de la famille du défunt accomplisse un rite : qu’il ferme les yeux du mort et place une pièce dans sa bouche, pour que son âme passe dans les enfers et cesse d’errer sur la terre des vivants. L’interdiction du rite funéraire ne permet pas de pacifier le corps du mort en le prenant dans le discours, entraîne une stase de sa présence dans l’appareil psychique du personnel de l’EHPAD, comme si son âme ne pouvait passer et restait hanter les vivants. Le défunt ne peut payer son obole à Charon et, dans un renversement de la dette, les vivants sont hantés par le défunt. Ce parallèle est redoublé par le fait que la plupart des morts ont la bouche ouverte : lorsque le corps se détend suite au décès, le poids de la mâchoire l’entraîne vers le bas, ouvrant la bouche. Mais la bouche d’un vivant est remplie de mots, quand celle d’un mort en est vidée. Cette bouche ouverte devient un trou hors sens, dès lors la personne devient un corps organique et non plus un sujet. La bouche ouverte ou le mouvement figé du défunt font retour chez le personnel de l’établissement, qui exprime une souffrance face au sentiment d’inachèvement du soin des personnes qu’ils avaient accompagnées pendant des années.

Cette figure des morts vient rappeler que la mort est non pas pour tous, mais pour chacun. La figure du dormeur, c’est la mort pour tous, le corps sans toilette mortuaire, tel qu’il meurt, c’est la mort de chacun. Il est le mort réel. Le réel du visage figé du trépas.

Les soignants ont à cœur d’accompagner leurs patients « jusqu’au bout » : une phrase qui revient souvent en EHPAD, pour dire qu’ils tiennent à la toilette mortuaire et à aller aux enterrements des résidents. Avant le rituel, c’est le corps mort qui nous regarde. Le rituel permet de renverser ce regard et d’en délester les vivants, qui peuvent alors entamer un travail de séparation. Il leur semble indécent de laisser partir, pour l’éternité, les morts dans ces positions parfois grotesques. Les soignants les imaginent dans cette position dans leur cercueil, pour toujours. Le rituel établit un renversement entre mort et vivant qui permet de distinguer, en les liant paradoxalement, les vivants des morts. Chacun « reste à sa place », de vivant ou de mort, sans confusion possible.