La fraternité des corps

Vecteur
Littérature et psychanalyse
Marie-Christine Baillehache

Compte rendu de la séance du
14 septembre 2016

Dans son article « Le racisme 2.0 », E. Laurent nous rappelle en référence à Lacan que la fin du pouvoir des pères des années 70 a laissé place à «  l’avènement d’une société des frères, accompagnée de l’hédonisme heureux d’une nouvelle religion du corps. »[1] Dés Juin 72, Lacan a reconnu dans la « Fraternité des corps » la racine même du racisme. « Puisqu’il faut bien tout de même ne pas vous peindre uniquement l’avenir en rose, sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences, et qui s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme. »[2]

La conjonction de l’Imaginaire et du réel est ici au premier plan : l’imaginaire en tant qu’il est le corps au-delà de l’image du corps et de la tension rivale de la relation a – à et en tant qu’il réitère la pulsion de mort qui se passe de l’appui de l’Autre ; le réel en tant qu’il s’impose par le passage à l’acte d’une jouissance mortifère et qu’il se révèle être la certitude sans raison de la pulsion.

Ce corps à la conjonction de l’imaginaire et du réel est au centre du récit de Ta-Néhisi Coates « Une colère noire : lettre à mon fils ». « L’Amérique blanche est une sorte de syndicat, déployé pour protéger son pouvoir exclusif de domination et de contrôle sur nos corps. Parfois ce pouvoir est direct (lynchage), parfois il est insidieux (discrimination). Mais quelque soit la manière dont il se présente, le pouvoir de domination et d’exclusion est au centre de la croyance dans le fait d’être blanc. »[3] Cette exploitation et cette destruction du corps noir qui fonde le rêve du blanc américain, vise l’ «  être humain devenu objet, […) un objet devenu paria. »[4] Le mot « noir » est le mot qui désigne le corps moqué, terrorisé, rendu vulnérable, destructible. Il est un des noms de la haine de l’étranger, de cet Autre dont la destruction comme corps confirme son propre être-Homme sans castration. « La désincarnation est une forme de terrorisme. Sa menace modifie l’équilibre de nos vies et, comme dans le cas du terrorisme, cette déstabilisation est intentionnelle. »[5] L’idée soutenue par T-N Coates est que le « rêve blanc » est un rêve où l’homme échapperait à la castration ; la sienne et celle de son Autre ; et cela grâce au dispositif raciste de désincarnation d’un Autre. Le « rêve blanc » confirme un blanc d’être un homme échappant à la castration qu’il fait porter à un Autre. D’un coté, le Blanc répondrait tout à fait à un Idéal, aussi bien par ses idéaux que par sa jouissance ; de l’autre coté, le Noir est tout à fait déchu dans son histoire comme dans sa jouissance. Une fois la jouissance obscure à lui-même du Blanc projetée sur le Noir, localisée comme jouissance néfaste de Noir, le Blanc peut se rêver sans castration.

Cette intention de nuire à l’être de l’Autre, Lacan la rattache au « noyau redoutable de cette destrudo » qui provient «  de cet ailleurs où vient à faire défaut son répondant, […] à savoir Dieu lui-même. »[6] A l’horizon de la mort de Dieu à quoi Lacan fait correspondre S (A/), se présente une « une intolérable cruauté », une« jouissance de la transgression »[7]qui va jusqu’au morcellement du corps du prochain. Non seulement la jouissance est « la satisfaction d’une pulsion »[8], mais elle est aussi « volonté de destruction »[9]

« A l’heure actuelle, il faut bien le dire : le processus d’uniformisation des tribus disparates dans une égale blancheur, l’essor de cette croyance que l’on est blanc […) sont le résultat d’un pillage : celui de la vie, de la liberté, du travail et de la terre. Ce pillage se manifestait par des dos fouettés à vif, des membres enchainés, des rebelles étranglés, des familles détruites, le viol des mères, le trafic de leurs enfants, et bien d’autres choses, toutes conçues, d’abord et avant tout, pour nous confisquer, à toi et à moi, le droit de protéger et de maitriser notre propre corps. »[10]

A l’époque de l’Autre qui n’existe pas, la religion du Dieu-le-père a fait place à la religion de la jouissance du corps, celle de l’impératif absolu.

« Je n’ai aucun Dieu pour me soutenir. Je crois que lorsqu’ils anéantissent nos corps, ils anéantissent tout, et je sais que nous tous – chrétiens, musulmans, athées – nous vivons dans la peur de cette vérité. La désincarnation est une forme de terrorisme. »[11]

Marie-Christine Baillehache

[1] E. Laurent, « Le racisme 2.0 », Lacan Quotidien N° 371.
[2] J. Lacan, Séminaire XIX «  … ou pire », 1971-1972, Ed. Seuil, 2011, P. 236.
[3] T-N Coates, « Une colère noire : lettre à mon fils. », 2015, Ed. Autrement, 2016, P. 65.
[4] T-N Coates, Idem, p. 81.
[5] T-N Coates, Idem, p. 151.
[6] J. Lacan, Séminaire VII « L’éthique de la psychanalyse », 1959-1960, Ed. Seuil, 1986, p. 228-229.
[7] J. Lacan, Idem, p. 229.
[8] J. Lacan, Idem, p. 248.
[9] J. Lacan, Idem, p. 251.
[10] T-N Coates, Idem, p. 24-25.
[11] T-N Coates, Idem, p. 151.

Prochaine rencontre
mercredi 12 octobre 2016

à 20h
Hôtel Hilton Paris Opéra