La Lettre du DIALOGUE de François Cheng

Par Philippe Doucet

Durant ce mois de confinement d’avril, les désirs de savoir de chacun se sont poursuivis avec assiduité et accompagnés par nos échanges soutenus par mails et par téléphone, autour de la fonction de la Lettre, en tant qu’elle assure la rupture des semblants et la condensation de jouissance sur la matérialité du langage. Le texte de Philippe Doucet rend compte de la manière dont François Cheng, dans Le Dialogue, fait usage poétiquement de la lettre pour littéralement créer sa langue singulièrement neuve.

Durant ce mois de mai, notre Vecteur continuera d’animer notre confinement de nos désirs singuliers et résolus, à partir de la lecture qu’Isabela Otechar nous proposera du Dialogue de F. Cheng et orientés par le cours du 12 Mai 1971 du Séminaire XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant de Lacan.

Marie-Christine Baillehache

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La Lettre du DIALOGUE de François Cheng

Philippe Doucet

« Il suffit d’écouter la poésie […] pour que s’y fasse entendre une polyphonie et que tout discours s’avère s’aligner sur les plusieurs portées d’une partition. »[i]

À la toute fin de son livre Le Dialogue, F. Cheng reprend la calligraphie qu’il a crée lui-même pour accompagner le titre de son recueil et explique qu’il y a fondu dans une seule calligraphie les deux idéogrammes que sont « le chinois 汉 » et « le français 法 ». Cette opération est rendue possible du fait que les deux caractères possèdent la même clé, celle de l’eau, à savoir trois points superposés côté gauche. À cette clé se rajoutent les éléments côté droit qui désignent respectivement « le chinois », han (anciennement le nom d’une rivière) et fa pour « le français » qui désigne la loi, car « une eau vive qui coule incarne la loi naturelle de la vie »[ii]. Cette calligraphie, souligne F. Cheng, symbolise à merveille son identité de poète, celle d’un « homme aux eaux souterrainement mêlées »[iii].

La calligraphie, précise-t-il, est un art fondé sur l’idée du souffle et dont la « visée suprême, à travers chaque caractère, qui est un réseau de traits organisés autour d’un centre, est d’atteindre une présence charnelle animée par la résonnance rythmique. »[iv] En faisant de son propre dialogue entre la langue chinoise et la langue française une calligraphie, il fait de ce dialogue une écriture de la Lettre. Excédant le sens du signifiant qui fait le titre de son livre, la calligraphie, comme écriture, annonce avec la force d’un trait de jouissance, ce dont il sera question dans ce livre même : la lettre poétique. Les deux « clés similaires fondues dans la calligraphie produisent un effet inédit de vraie joui-sens »[v].

 En 1971 dans Lituraterre, Lacan s’intéresse à la calligraphie en tant qu’elle est un usage de la Lettre dont la fonction, par un bord, est de rompre le signifiant. « J’en dirai le fait de ce que la peinture y démontre de son mariage à la lettre, très précisément sous la forme de la calligraphie. »[vi]

C’est à partir de cette fonction de la Lettre, dont la calligraphie est un usage, que Lacan interroge l’art littéraire. « Est-il possible du littoral de constituer tel discours qui se caractérise de ne pas s’émettre du semblant ? Là est la question qui ne se propose que de la littérature dite d’avant-garde, laquelle est elle-même fait de littoral : et donc ne se soutient pas du semblant, mais pour autant ne prouve rien que la cassure, que seul un discours peut produire, avec effet de production. »

Cette rupture du semblant par la Lettre est ce qu’effectue F. Cheng à partir de sa pratique de la calligraphie chinoise. Il effectue une rature en supprimant un des caractères de chaque idéogramme et dans le même mouvement il amalgame la clé de l’eau commune aux deux caractères distinctifs que sont han et fa. Il effectue une même rupture et un même amalgame pour produire son nouveau prénom et son nouveau nom au moment de sa naturalisation française. Cheng Chi-hsien devient François Cheng, en référence, précise F. Cheng, à Saint François d’Assise. On ne peut qu’être sensible également à l’homophonie du prénom François avec le mot Français et au passage de son prénom chinois Cheng à son nom français Cheng ; ce qui fait de son prénom et de son nom nouvellement choisi l’enjeu même de la Lettre comme le fait la calligraphie de son livre Dialogue. François Cheng est le nom hors-sens du dialogue entre les deux langues le chinois/Cheng et le français/François. Elégante façon pour l’auteur d’être. 

« [d’être] Habité à présent par l’autre langue, sans que cesse en lui le dialogue interne, l’homme aux eaux souterrainement mêlées vit l’état privilégié d’être constamment soi et autre que soi, ou alors en avant de soi. »[vii]

 Le thème du dialogue et la lettre

Ce dialogue entre deux langues est pour F. Cheng la mise en jeu même du littorale de la Lettre et dans le même mouvement est la source « d’exaltation et de ravissement chaque fois que la symbiose patiemment recherchée, se réalisait comme par miracle, une symbiose qui, en fin de compte, m’a porté et continue à me porter bien plus loin que ce que je pouvais présager au départ. »[viii]

Les mots soulignés font référence à une jouissance et sont clairement du côté du vocabulaire mystique. Le dialogue dont il s’agit n’est pas le dialogue platonicien, l’échange raisonné avec autrui, le discours ordonné du semblant. C’est un dialogue que F. Cheng entretient en lui-même, de façon autistique, entre la Lettre de deux langues et ce dialogue de lettre à lettre produit un effet de jouissance. Dans son article « Lire un symptôme », Jacques-Alain Miller rappelle ce rêve de Lacan en matière de langage : atteindre à un discours qui ne serait pas du semblant, « qui serait du réel », comme en mathématiques :

« Comment en mathématiques accède-t-on au réel, par quel instrument ? On y accède par le langage sans doute mais un langage qui ne fait pas écran au réel, un langage qui est le réel. C’est un langage réduit à sa matérialité, c’est un langage qui est réduit à sa matière signifiante, c’est un langage qui est réduit à la lettre. Dans la lettre […] ce n’est pas l’être, being, qu’on trouve, […] c’est the real» [ix]

François Cheng atteint cette matérialité signifiante du mot qui touche au réel hors-sens et en éprouve « cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde. »[x] Le fait d’habiter à l’origine sa langue chinoise idéogrammatique lui permet d’atteindre le pouvoir créateur de la Lettre de la langue française et d’en éprouver l’effet de jouissance.

« Comme je suis façonné par l’écriture idéographique où chaque signe forme une unité vivante et autonome, j’ai une sensibilité particulière pour la sonorité et la plasticité des mots. J’ai tendance, tout bonnement à vivre un grand nombre de mots français comme des idéogrammes. […] est phonétiquement qu’ils incarnent l’idée d’une figure. »[xi]

Il s’agit pour lui de « mettre à distance la parole et le sens [et d’écrire] à partir de l’écriture comme hors sens, […] comme lettre, à partir de sa matérialité. »[xii]

Ainsi invite-t-il son lecteur à savoir lire au-delà du sens et au plus près du centre opaque de jouissance que les jeux de la Lettre réveillent en lui. Il vise l’initiation de son lecteur à la lecture d’une écriture. Son travail d’écriture poétique, qui se centre sur les phonèmes avec leurs sonorités particulières entendues comme les caractères d’un idéogramme sonore, est une écriture de la jouissance de la Lettre. Le phonème n’a pas de sens en lui-même, il est hors sens tout en étant le trait signifiant lié à une dynamique pulsionnelle qui devient la source de la création d’un sens singulièrement nouveau.

Parmi les nombreux poèmes du recueil de F. Cheng, je choisis le poème Entre qui résonne pour moi plus singulièrement :

« Il y a ce son suspendu en l’air (-EN) et qui semble, tel un aigle attendre la moindre occasion pour pénétrer (-TRE) dans la brèche ouverte par l’espace lorsque deux entités sont en présence, quelle que soit l’intention qui les anime, hostile ou harmonieuse. On connaît l’importance accordée par la pensée chinoise à ce qui se passe entre les entités vivantes, cernées par la notion du Vide-médian, tant il est vrai que c’est bien dans l’entre qu’on entre, qu’on accède éventuellement au vrai. »[xiii]

C’est parce que les phonèmes sont hors sens qu’ils entrent-deux, comme fait un littoral qui n’est ni eau ni terre, et qu’ils abolissent la frontière syntaxique et lexicographique propre au fonctionnement autoritaire de la chaîne signifiante pour produire du nouveau singulier.

Entre

Le nuage

            Et l’éclair

Rien

Sinon le trait

            De l’oie sauvage

Sinon le passage

Du corps foudroyé

            Au royaume des échos

Entre

 

La structure du poème a cette forme :

Entre ————- Le trou dans l’Autre.

Le nuage ——– Le Signifiant.

Et l’éclair ——- Le Réel.

Rien ————– Le vide.

Sinon le trait de l’oie sauvage —————- La Lettre.

Sinon le passage du corps foudroyé ——— Le désir métonymique et son objet cause.

Au royaume des échos ————————– L’équivoque signifiante.

Entre ———————————————– Ce qui ne cesse pas de s’écrire.

En jouant sur l’équivoque de sens du mot Entre, ce poème de F. Cheng rompt un semblant et dans ce vide creusé dans l’Autre, S (A/), mobilise la jouissance de corps de la Lettre pour ne pas cesser d’écrire Autre Chose qui se fait entendre entre les lignes. Pour F. Cheng l’écriture poétique est cet acte charnel qui associe nue et nuée « puisque de tout temps nue et nuéesont associées aussi dans la tradition poétique chinoise. On y use de l’expression nuage-pluie pour désigner l’acte charnel. »[xiv]

« Aux imminentes nues

La terre soudain s’ouvre aux larmes

Proche du corps du cœur

Pluies de pétales, extases d’étoiles »[xv]

 

[i]. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits I, Paris, Seuil, Points Essais, p. 498

[ii]. Cheng F., Le Dialogue, Paris, Desclée de Brouwer, Presses littéraires et artistiques de Shanghai, 2002, p.  94.

[iii]. Ibid., p. 95.

[iv]. Ibid., p. 95.

[v]. Ibid., p. 5.

[vi]. Lacan J., « Lituraterre », Littérature, n°3, Octobre 1971, Paris, Larousse, pp. 3-10.

[vii]. Cheng F., Le Dialogue, op. cit., p. 79.

[viii]. Ibid., p. 8. (C’est moi qui souligne)

[ix]. Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n°26, juin 2011.

[x]. Cheng F., Le Dialogue, op. cit., p. 38.

[xi]. Ibid., p. 40.

[xii]. Miller, J.-A., « Lire un symptôme », op. cit .

[xiii]. Cheng F., Le Dialogue, op. cit., p. 46.

[xiv]. Ibid., p. 51.

[xv]. Ibid.