La lettre, tou-jours…
La lettre, tou-jours…
Par Gabrielle Vivier
(Texte résultant du travail d’écriture mené par le Vecteur)
Avec « Lituraterre »[i], Lacan établit la lettre comme littoral entre les deux registres radicalement hétérogènes du savoir et de la jouissance. Elle est illisible et « se décompose en une face signifiante et une face réelle, en S1 en tant qu’il fait trou dans le savoir et que a le comble [ii] ». D’un côté, la lettre borde le trou de l’Autre du savoir et, d’un autre côté, elle invoque l’objet a sans pour autant en résorber l’énigme. Son usage non seulement fait équivoquer le langage mais également produit un effet de jouissance de a.
Sur ce « couple S1–a »[iii] de la Lettre, le chapitre XX d’Ici de Nathalie Sarraute nous éclaire :
« il fallait faire défiler en bon ordre sans se tromper lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche… et puis recommencer lundi, mardi… Ils viennent tout seuls maintenant, ils se suivent de plus en plus vite… lundi, mardi, mercredi… […] … et après ? de nouveau, lundi, mardi, mercredi, jeudi… et puis encore lundi ? mais jusqu’à quand ?… – Toujours. Toujours ?… Il n’y a pas moyen, même en se tendant de toutes ses forces, de saisir ce que ce mot veut dire, mais il y a tant de choses qu’un enfant ne peut pas comprendre… il faudra attendre, encore pour ça, de devenir grand…[iv] »
Sarraute opère ici une coupure du signifiant toujours et fait entendre son hors-sens débarrassé des significations qui le chargent habituellement. Elle nous indique que toujours est un signifiant qui tente vainement d’attraper le réel. Son ironie joyeuse nous fait comprendre qu’en devenant grand nous n’apprenons pas ce que les mots voudraient dire mais plutôt à mieux oublier le trou dans le savoir voilé par leur usage dans le « disque-ourcourant[v]». Elle donne à ce signifiant coupé de l’Autre du savoir sa valeur de S1 qui opère un vide de sens, et elle fait usage de la lettre qui « dissout ce qui faisait forme[vi]» pour que toujours devienne tou-jours.
Sarraute poursuit :
« Mais en attendant, comme il est drôle, ce mot… c’est amusant de le prononcer, de le répéter… tou-jours… en avançant les lèvres, en les arrondissant en cul de poule, comme pour souffler… tou-jours…[vii] »
Elle montre non seulement que le signifiant tout-seul tou-jours n’a pas de sens mais aussi qu’il implique une jouissance de corps. Elle le saisit par sa « motérialité[viii] », par sa lettre qui fait ressentir « l’effet qu’elle vous fait[ix] » dans le corps. Pour montrer l’énigme de cette jouissance hors-sens, elle utilise dans son écriture des points de suspension, des coupures du signifiant et des répétitions de phonèmes détachés de leur sens. Si ses différents procédés d’écriture invoquent l’énigme qui troue l’Autre du sens, c’est par son usage de la lettre qu’elle libère l’objet a et le fait entrer en fonction dans l’Autre, produisant un nouvel effet de sens véritablement singulier et résolument vivant.
« Tou-jours… comme les doux mots caressants des berceuses qui apaisent, rassurent… tou-jours… tou-jours…[x] »
La mise en fonction de l’objet a dans la production d’un nouvel effet de sens métaphorique renvoie à une expérience enfantine qui est cernée au plus près du réel de la jouissance à jamais perdue qui est en jeu que N. Sarraute recherche en tant qu’elle lui est propre. Ainsi, elle fait tenir ensemble « ce qui ne tient pas ensemble, le réel et le sens, le faire et le parler[xi] ». Par son usage de la lettre, elle montre son savoir-y-faire avec cette « jouissance à ce que le monde ou aussi bien l’immonde, y ait pulsion à figurer la vie[xii] ». Voilà un bel antidote aux discours du capitalisme et de la science contemporains dont la visée du tous pareils congédie le sujet parlant et désirant singulièrement.
[i] Lacan J., « Lituraterre » (1971), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
[ii] Marret-Maleval S., « La condition littorale : lecture de “Lituraterre” », disponible sur le site d’UFORCA (https://bit.ly/3umtw5r)
[iii] Ibid.
[iv] Sarraute N., Ici, Paris, Gallimard, 1995, p. 180.
[v] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 34.
[vi] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 17.
[vii] Sarraute N., Ici, op. cit., p. 180.
[viii] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), Le Bloc-notes du psychanalyste, n°5, 1985, p. 12.
[ix] Laurent É., « La lettre volée et le vol sur la lettre », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 31-46, disponible sur internet (https://bit.ly/349V3MM)
[x] Sarraute N., Ici, op. cit., p. 180.
[xi] Laurent É., « La lettre volée et le vol sur la lettre », op. cit.
[xii] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 17.