L(a) Mouette : comédie shakespearienne de Tchekhov

La première production de La Mouette fut un tel échec que Tchekhov était sur le point de suivre le destin de son personnage Tréplev : le suicide. C’est l’interprétation de Constantin Stanislavski qui apporta le succès à la pièce ; cette lecture détermina la vision ultérieure de la dramaturgie de Tchekhov en tant qu’art sentimental et psychologique. L’auteur s’est cependant montré sceptique à l’égard de la compréhension mélodramatique de ses pièces, insistant sur le fait qu’il s’agissait de comédies.

En effet, La Mouette est une version vaudevillesque de Hamlet. Le rapetissement comique remplace les nobles héros danois par une bohème : des comédiens et des graphomanes rêveurs qui s’aiment d’un amour non partagé. Le spectre du père de Hamlet disparait dans les nuages de soufre pulvérisés au début du premier acte de La Mouette ; sa place est prise par un vague idéal auquel rêvent les personnages. L’infatuée Gertrude-Arkadina n’a besoin ni du père ni de son substitut, Claudius-Trigorine (celui-ci, d’ailleurs, ne représente pas une figure paternelle car il est contaminé par le « to be or not to be » hamlétique).

Avec Tchekhov la perspective change : ce n’est plus Hamlet le personnage principal mais Ophélie. La Mouette-Ophélie est une image flottante : c’est Nina, abandonnée par Trigorine, mais aussi Macha, qui éprouve un amour non partagé envers Tréplev, et le maladroit Medvedenko, méprisé par sa femme. La pièce se termine par le suicide de Tréplev, ce personnage qui combine les traits de Hamlet et d’Ophélie.

Le coup de feu qui coupe court à la comédie peut donner lieu à une multitude d’interprétations ; le romancier russe Boris Akounine a même rédigé une suite policière à la pièce où Tréplev est victime d’un meurtre. Mais il semble plus productif d’interpréter le dernier acte de Tréplev comme une coupure.

« Des mots, des mots, des mots » doivent cesser pour que l’objet émerge. La comédie de Tchekhov commence d’ailleurs par le surgissement de l’objet. Avec la pièce postapocalyptique de Tréplev qui ouvre La Mouette, Tchekhov met les symbolistes en dérision. Théâtre dans le théâtre : et si cette parodie était en fait une anamorphose ? En regardant la pièce de Tréplev non comme un texte mais comme un tableau, alors le lac, la lune, les feux follets et les deux points rouges se mettent à nous regarder.

Avec cette pièce dans la pièce – paraphrase de la pantomime « La Souricière » de Hamlet, – ce n’est plus Claudius qui s’y laisse prendre, mais nous, les spectateurs.

L’objet regard réapparaît à la fin de La Mouette, cette fois-ci pianissimo, sous les traits du goulot d’une bouteille brisée qui brille sur la digue, telle la boîte de sardines de Petit-Jean dans le souvenir d’enfance de Lacan [1].

Comme Bergson l’a fait remarquer, les tragédies sont appelées en l’honneur de leurs protagonistes : Œdipe, Hamlet, Antigone… Les comédies, en revanche, portent des noms communs, fustigeant les vices : l’Avare, le Joueur, etc [2]. La Mouette n’est pas un nom propre mais ce n’est pas non plus un nom commun. C’est le nom de l’objet (a). Tchekhov décrit sa rencontre traumatisante avec le bout du réel dans une lettre à Alexeï Souvorine du 8 avril 1892 : « Le peintre Levitan me rend visite. On a chassé ensemble. Il a tiré une bécasse ; celle-ci, touchée à l’aile, est tombée dans une flaque d’eau. Je l’ai ramassée : long nez, grands yeux noirs et beaux habits. Il regarde avec étonnement. Levitan ferme les yeux et demande avec un tremblement dans la voix : “Mon cher, flanque-lui un coup de crosse sur le crâne.” Je dis que je ne peux pas. Et la bécasse continue de regarder avec étonnement. J’ai dû obéir et la tuer. Une belle créature amoureuse de moins, et les deux crétins rentrèrent à la maison. [3] »

Pourquoi la bécasse est-elle remplacée par la mouette ? Peut-être parce qu’en russe le mot « tchaïka » (mouette) est une allitération de Tchekhov ? L’hypothèse n’est pas si saugrenue puisque l’écrivain a utilisé plusieurs dizaines de pseudonymes, y compris ornithologiques, dans son œuvre.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 89.
[2] Bergson H., Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, Quadrige, 2016, p. 12.
[3] Tchekhov A., « Lettre à A. Souvorine du 8 avril 1892 », consultable sur internet (http://chehov-lit.ru/chehov/letters/1892-1894/letter-1159.htm)