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Théâtre et Psychanalyse
La Ronde
D’Arthur Schnitzler
Mise en scène d’Anne Kessler
La Ronde d’Arthur Schnitzler fut le grand scandale théâtral du XXe siècle, scandale à rebondissements, avec représentation, censure, reprise puis autocensure, le tout sur fond de déchaînement antisémite. La pièce comporte dix dialogues entre un homme et une femme qui commencent mezzo piano comme un marivaudage plutôt sentimental. Mais chaque scène aboutit à un moment ou à un autre à une étreinte, l’un des deux partenaires demeurant dans la scène suivante pour en rencontrer un troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on revienne à la prostituée qui ouvre et ferme la ronde. Et pourtant, même si Schnitzler marque typographiquement le rapport sexuel de trois points de suspension, la pièce est perçue comme obscène.
Le scandale de La Ronde nous rappelle dans quel contexte est née la psychanalyse, son lien à « la société disciplinaire, à une exaspération de la société disciplinaire, une société qui portait des interdits puissants, en particulier sur l’expression de la sexualité, une censure sur le dire concernant la sexualité.[1]» comme le souligne Jacques-Alain Miller. Or que nous dit Schnitzler ? Comme Freud, que la libido gouverne les êtres. Dans la Vienne puritaine et hypocrite de la fin du XIXe siècle aux mœurs corsetées, « on s’aimait, on se trompait, on souffrait, mais il fallait sauver la face[2] ». Or, dans cet « hémicycle de dix dialogues[3] », Schnitzler dévoile ce qu’on a pour usage de dissimuler : une concupiscence apparemment affranchie de toute morale et toutes classes sociales confondues, le soldat, la bonne, le conte ou la femme mariée, étant mis sur le même plan, dans un nivellement malséant.
Si le scandale est étymologiquement “achoppement”, peut-on encore trébucher sur La Ronde et s’y cogner sur un réel ? A l’époque de Youporn, de La Vie sexuelle de Catherine M. et des amours one shot banalisées, « ce n’est plus la reine Victoria, c’est la Reine Catherine » et même la « reine jouissance »[4] comme le dit malicieusement Jacques-Alain Miller. Avec le déclin progressif du Nom-du-père, dont l’amorce se dessine précisément à l’époque de la pièce, notre « régime nouveau qui ne procède plus par la discipline et par la répression […], du même fait rend problématique la transgression »[5]. Peut-on alors être choqué par ce speed-dating viennois ? Quel est l’enseignement de La Ronde, au-delà de l’intérêt littéraire de cet improbable laboratoire social, dont la transgression morale a fait effet de scandaleuse vérité en son temps ?
Philippe Benichou
[1] L’orientation lacanienne, III, 4, « Le désenchantement de la psychanalyse », dix-septième séance, cours du 15/05/2002
[2] La Femme à Vienne au temps de Freud, Célia Bertin, éd. Tallandier, Coll. Texto, 2009, P. 307
[3] Journal (1923-1926), Arthur Schnitzler, éd. Payot et Rivages, coll. Bibliothèques Rivages, traduction Philipe Ivernel, 2009
[4] Orientation lacanienne III, 4, « Le désenchantement de la psychanalyse », dix-septième séance, cours du 15/05/2002
[5] Ibid.
Entrons dans la ronde
Le scandale de La Ronde par Emilie Descout-Ouannadi
Scandaleuses, les « souillures du mariage et les désillusions de l’adultère[1] » d’Emma Bovary (et non l’inverse comme le regrettera le procureur Pinard[2]), scandaleuses la même année[3] les fleurs vénéneuses de Baudelaire, « obscènes et immorales », qui « conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur[4] », scandaleuse Nora qui laisse époux et enfants pour « prendre conscience d’[elle]-même et de ce qui [l’]entoure » et refuse face à son mari d’être « d’abord et avant tout épouse et mère » pour être « d’abord et avant tout un être humain[5] » à la fin de Maison de poupée.
La fête continue et au tournant du siècle, on entre dans La Ronde d’Arthur Schnitzler, l’un des représentants du cercle littéraire de la Jeune Vienne. Dans la genèse de la pièce, on trouve le cycle d’Anatole[6], dans lequel Schnitzler avait imaginé « sept mono-actes centrés sur un seul personnage de la bohème viennoise qui parcourt tous les étages de la société d’une femme à l’autre. [7]». C’est pourtant La Ronde quelques années plus tard, qui va déchaîner un scandale notable, peut-être le plus marquant du siècle au théâtre. Schnitzler l’avait quelque peu anticipé, en acceptant d’amender son titre, sur le conseil du critique Alfred Kerr : La Ronde fut d’abord La Ronde d’amour. Mais cette réduction à un titre en apparence enfantin et ludique ne changea pas la teneur de la pièce elle-même, brève et rythmée où s’enchaînent dix entrevues entre un homme et une femme, l’un des deux partenaires demeurant dans la scène suivante pour en rencontrer un troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on revienne au premier personnage, et la ronde est bouclée. Autrement dit A couche avec B qui couche avec C etc. et le personnage qui encadre l’ensemble est la prostituée.
Les duos commencent mezzo piano comme un dialogue de Marivaux. La conversation est même plutôt sentimentale mais aboutit systématiquement à un moment ou à un autre à une étreinte – et cela dix fois de suite – pour ressembler davantage au conte du Sopha[8], où le narrateur, métamorphosé en sopha, voit passer sur la couche qu’il est devenu, une série de sept couples dont il raconte les ébats au sultan et à sa femme pour les tromper de leur ennui. Et même si Schnitzler est loin de la crudité libertine d’un Crébillon, et marque typographiquement le rapport sexuel de trois points de suspension, dans une forme de pudeur, le scandale sera important et durable.
Publication à compte d’auteur en 1900 à seulement deux cents exemplaires, puis première véritable édition en 1903 chez Wiener Verlag à 27000 exemplaires, La Ronde se vend quasiment sous le manteau, comme un texte pornographique, est censurée aux premières lectures publiques et jouée en privé. En 1903, le gouvernement sanctionne l’Union dramatique Universitaire de Münich pour la représentation de quelques scènes puis en 1904, la pièce est interdite à Berlin. En 1920, la pièce est reprise, sous le signe pérenne du scandale. Elle est sobrement mise en scène au Petit Schauspielhaus de Berlin, avec baisser de rideau au moment de chaque rapprochement physique des amants. Et pourtant ! Interdiction, autorisation, plainte puis retrait, lettre de Schnitzler au Ministère de la culture, représentation à Hamburg en 1921, Schnitzler mettant lui-même en scène, à Leipzig ensuite – les spectateurs devaient attester de leur majorité ! – à Münich où le spectacle est l’occasion d’une cabale jusqu’à l’interdiction, pour cause de trouble à l’ordre public : un véritable feuilleton. C’est enfin à Vienne que la pièce est jouée, la même année : un soir s’affrontent un public plutôt enthousiaste et des canailles hurlant des injures antisémites ; un autre, Schnitzler est présent et la police doit disperser une manifestation catholique qui a lieu devant le théâtre au cri de « Il déshonore nos femmes ! A bas La Ronde ! » ; un autre soir, des bombes fumigènes sont lancées dans le théâtre et le public attaqué et chassé par des voyous insultants. Comme à Münich, la pièce est hypocritement interdite sous le prétexte des représentations chahutées et non directement pour offense aux bonnes mœurs. Une librairie arborant le livre en vitrine sera visée par un attentat, puis Berlin connaît comme à Vienne des explosions de fumigènes pendant la représentation. A Vienne et à Berlin ont lieu des procès : contre le maire qui aurait dû interdire la pièce, contre Schnitzler qui s’en sort avec un non-lieu, puis contre la directrice du Schauspielhaus, Gertrud Eysoldt et sa troupe qui seront finalement acquittés. L’interdiction sera levée en 1922 et la pièce sera alors jouée à Vienne et à Münich[9]. On voit bien comment l’accusation d’obscénité se doublera d’un déchaînement antisémite, en étant même sûrement le prétexte : « ouvrage ignoble d’[un] juif viennois », « cochon de littérateur juif », « pièce ordurière juive », « pourquoi un juif a-t-il besoin d’écrire de telles cochonneries ?[10] », – voilà les propos haineux qu’on put lire dans la presse de l’époque ou entendre de députés eux-mêmes. Horrifié et blessé, Schnitzler finit d’ailleurs par opter pour l’auto censure et demanda à son éditeur de ne plus autoriser la représentation de la pièce, position qu’il maintint sa vie durant et que son fils Heinrich poursuivit, même si cinquante après la mort de son père, il autorisa à nouveau la représentation, en 1981, alors qu’entre temps, les nazis l’avaient comptée parmi les livres à brûler de l’art dégénéré, comme toute l’œuvre de Schnitzler. En revanche, en France où Schnitzler avait délégué ses droits à une amie traductrice, l’interdiction ne courait pas et la pièce fut montée par les Pitoëff en 1932.
Scandale de la psychanalyse, scandale de Schnitzler
Primat du sexuel et répétition présentifiées en une œuvre littéraire, voilà qui a de quoi intéresser la psychanalyse, comme le montre dès 1913 l’étude de Theodor Reik Arthur Schnitzler en psychologue qui propose une analyse clinique des personnages. Schnitzler, lui, hypocondriaque, médecin malgré lui mais selon le vœu de son père, habitant près de chez sa mère, habité par l’angoisse de l’échec, séducteur patenté et jaloux maladif, s’en tint à une distance raisonnable. Lecteur consentant de l’étude de Reik sur son œuvre, il reste toutefois sceptique face aux interprétations que celui-ci tenta de lui soumettre[11], – Reik étant qualifié d’« un peu monomane » […] comme tous les psychanalystes[12]» – et circonspect quant à la méthode psychanalytique, bien qu’il explorât les « faubourgs de l’âme[13] » et consignât ses rêves dès l’âge de dix-sept ans et jusqu’à sa mort, dans un pharaonique journal qu’il dissimulait dans un coffre-fort, et écrivit en 1889, en tant que laryngologue, un mémoire sur « L’aphonie fonctionnelle et son traitement par l’hypnose et la suggestion », hypnose qu’il fait pratiquer au personnage d’Anatole sur une de ses maîtresses[14]. Et tandis que Freud écrit sa Traumdeutung, il écrit lui sa Traumnovelle, dont Stanley Kübrick fera Eyes Wide Shut. Freud, dont on connaît le mot célèbre sur les « écrivains […] précieux alliés [qui] devancent de beaucoup […les] hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science »[15] ne l’approcha qu’à tâtons, malgré une grande admiration qu’il lui témoigne dans cette lettre :
Depuis plusieurs années, j’ai pu me rendre compte de la conformité profonde de nos conceptions en ce qui concerne maint problème psychologique et érotique et, récemment, j’ai même eu le courage d’insister sur ce fait [dans le cas Dora]. Je me suis souvent demandé avec étonnement d’où vous teniez la connaissance de tel ou tel point caché, alors que je ne l’avais acquise que par un pénible travail d’investissement, et j’en suis venu à envier l’écrivain que déjà j’admirais.
Vous pouvez deviner quelles furent ma joie et ma fierté en apprenant par vous que pour vous aussi mes écrits avaient été une source d’inspiration. Je suis presque navré de penser qu’il m’a fallu attendre d’avoir cinquante ans pour entendre quelque chose qui me fasse autant d’honneur.[16]
Puis, il lui avoua, dans une lettre fameuse qu’il lui envoie pour son soixantième anniversaire :
Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. Non que j’aie facilement tendance à m’identifier à un autre ou que j’aie voulu négliger la différence de dons qui nous sépare, mais en me plongeant dans vos splendides créations, j’ai toujours cru y trouver, derrière l’apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et les résultats que je savais être miens. […]
Votre déterminisme comme votre scepticisme – que les gens appellent pessimisme -, votre sensibilité aux vérités de l’inconscient, de la nature pulsionnelle de l’homme, votre dissection de nos certitudes culturelles, conventionnelles, l’arrêt de vos pensées sur la polarité de l’amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité. […][17]
Deux médecins, deux Viennois, deux explorateurs d’une terre inconnue et inédite, l’inconscient, et qui eurent à subir pour prix d’une indécente vérité les foudres antisémites, il y a en effet comme une unheimlichkeit entre les deux hommes qui finirent par se rencontrer brièvement en 1922.
Le scandale de La Ronde nous rappelle dans quel contexte est née la psychanalyse, son lien à « la société disciplinaire, à une exaspération de la société disciplinaire, une société qui portait des interdits puissants, en particulier sur l’expression de la sexualité, une censure sur le dire concernant la sexualité.[18]» comme le souligne Jacques-Alain Miller. Or que nous dit Schnitzler ? Comme Freud, que la libido gouverne les êtres. Dans la Vienne puritaine et hypocrite de la fin du XIXe siècle aux mœurs corsetées, « on s’aimait, on se trompait, on souffrait, mais il fallait sauver la face[19] ». Même si, comme le dit Freud, « l’accroissement des maladies nerveuses dans notre société provient de l’augmentation des restrictions sexuelles.[20] » Tant pis : on restreint, on étouffe, on déplore, on contrôle, on interdit. Or, dans cet « hémicycle de dix dialogues[21] », Schnitzler fait tomber les masques et dévoile ce qu’on a pour usage de dissimuler : une concupiscence apparemment affranchie de toute morale et toutes classes sociales confondues, le soldat, la prostituée, le conte ou la femme mariée, étant mis sur le même plan, dans un nivellement malséant.
Elle n’est pas si loin, nous rappelle Jacques-Alain Miller, « l’époque où il y avait encore une censure […] où si on avait l’idée de lire L’Histoire de Juliette, il fallait demander ça dans certaines librairies […]. Je parle des années 60, du siècle dernier. Vous rigolez, mais je porte un témoignage personnel. [22]». Jacques De Decker, traducteur et metteur en scène belge, évoque aussi la dimension sulfureuse de La Ronde qu’il découvre adolescent, via le film : « chaque séquence était une plongée dans l’intimité des êtres, saisie avec une absence de sentimentalité qui ne pouvait que dérouter l’adolescent émotif et niais que j’étais demeuré. Le sexe, à l’époque, et dans mon cas du moins, restait une terre peu explorée, qui aurait de quoi faire sourire les jeunes gens d’aujourd’hui. »[23]
De la reine Victoria à la Reine Catherine, où est le scandale ?
Si le scandale est étymologiquement “achoppement”, peut-on encore trébucher sur La Ronde et s’y cogner sur un réel ?
A l’époque de Youporn, des amours one shot banalisées, de Nymphomaniac ou de La Vie sexuelle de Catherine M., peut-on encore être choqué par ce speed-dating viennois ? « Aujourd’hui, ce n’est plus la reine Victoria, c’est la Reine Catherine » et même la « reine jouissance[24] » comme le dit malicieusement Jacques-Alain Miller, dont les mots au sujet de Bataille s’appliqueraient très bien à Schnitzler : « Voilà ce qu’on ne peut pas lire sans un extraordinaire sentiment de dépaysement à l’époque de ce qui restera dans la mémoire sous le nom de Loft story, et des dérivés de cette pratique où, au contraire, cette activité de faire l’amour est attendue par toutes les autorités en place dans la télévision afin de faire monter l’Audimat, comme on dit, « l’Audimateur », si je puis dire. Et donc, il y a quelque chose de l’acte qui est passé au public. [25]»
La Ronde revêt un intérêt littéraire : défi dans la caractérisation des personnages, vu la forme brève et les seulement deux scènes consacrées à chacun d’entre eux ; variations autour du même, avec pour chaque scène, une infime différence dans le style du personnage, qui change de langage en changeant de partenaire (c’est un des défis de la traduction de rendre compte d’un tel bougé) : « Un mari en quête de câlins ne s’exprime pas de la même façon qu’un bourgeois en goguette, même s’il s’agit de la même personne, et un poète s’y prend tout autrement avec une grisette qu’il tient pour sotte et une diva qui lui en impose.[26]» Elle a aussi une valeur de témoignage, sur cette Vienne fin de siècle. Schnitzler envisageait ainsi sa pièce, écrivant à son amie Olga Waissnix, à peine la rédaction de la pièce achevée : « De tout l’hiver, je n’ai écrit qu’une seule suite de scènes parfaitement impubliables et sans grande portée littéraire, mais qui, si on l’exhume dans quelques centaines d’années, jettera sans doute un jour singulier sur certains aspects de notre civilisation.[27]» Enfin, la pièce est un improbable laboratoire social, où se côtoient tous les milieux, unis par la réalité du désir, mais avec des codes et des exigences différentes.
Mais La Ronde a-t-elle encore chose de scandaleux, de transgressif ? En effet, avec le déclin progressif du Nom-du-père, dont l’amorce se dessine précisément à l’époque de la pièce, notre « régime nouveau qui ne procède plus par la discipline et par la répression […) du même fait rend problématique la transgression[28] » et cette pièce peut sembler bien innocente. Et si ce n’est le scandale, quel est alors l’enseignement de ce texte, au-delà de la transgression morale qui a fait effet de vérité en son temps ?
A l’heure de la pornographie généralisée, on reste romantique et l’on aime l’étendard du grand amour, on parle de Prince charmant, de femme de sa vie et l’on rêve encore à l’harmonie des sexes. La valeur de la pièce ? Nous délivrer un constat désenchanté sur l’éternel recommencement de la séduction et de la copulation, sur le cynisme des êtres prêts aux paroles mensongères pour assouvir leurs pulsions, sur le ratage réitéré de la rencontre et le décalage entre homme et femme, car quand on aime d’une part, on ne veut que coucher de l’autre, et inversement. Schnitzler invente une forme littéraire pour dire l’éternel retour du même. Et dans La Ronde, les points de suspension qui disent tacitement le rapport sexuel, semblent surtout dire qu’il n’existe pas et ne peut s’écrire. Dans ces dix modalités du « faire couple », le désir circule, il court, comme le furet disait Lacan (et comme la syphilis ! Rappelons-nous que c’est la prostituée et le soldat qui ouvrent la ronde et que c’est un médecin et séducteur très au fait des maladies vénériennes qui écrit). Et l’amour, s’il est là, ne dure pas : « Il y a un temps pour tout dans le mariage […] Rares sont ceux qui se souviennent – cinq ans après – de leur Venise ! [29]» lance le mari à sa jeune épouse. Comme le dit Jacques-Alain Miller, le « Fais ce qu’il te plaira […], c’est lui qui mène la danse[30] » … – ou la ronde ! Mais ici, nulle rêverie hédoniste : c’est bien le cynisme de la jouissance qui est à l’œuvre, avec son horizon de surmoi féroce qui ordonne « Jouis ! »
« L’âme est une terre étrangère[31]», pourraient proclamer les personnages de La Ronde, comme ceux d’une pièce plus tardive de Schnitzler, dont le titre – Terre étrangère – est lui-même la métaphore de « l’excentricité radicale de soi à lui-même à quoi l’homme est affronté[32] » selon la formule de Lacan. Comme le souligne Jacques De Decker, la force de la pièce réside, bien au-delà de l’émotion érotique, dans « l’insistance mise à révéler les faces diverses et contradictoires des êtres ». « Elle correspondait au pressentiment que j’avais qu’il était vain de croire que nos personnalités fussent cohérentes, structurées, indivises.[33] » ajoute-t-il.
Celui que le scandale de La Ronde fit momentanément fuir puis livra à l’auto censure publia pourtant la même année Lieutenant Gustel où il nous plonge dans l’âme vile d’un militaire médiocre, débauché et antisémite, puis il récidiva avec l’amour incestueux de Madame Beate et son fils et avec Mademoiselle Else, qui narre – également sous forme de monologue intérieur – le dilemme d’une jeune fille contrainte de demander à un riche marchand d’art de prêter de l’argent à son père, en échange d’un quart d’heure de sa nudité. Quelques mois avant de mourir, c’est l’histoire d’un fratricide qu’il publiera, avec Fuite dans les ténèbres. Le dire caché, l’exploration littéraire de tabous sociaux et moraux auront donc jalonné son œuvre. Pourtant, on remarque dans la genèse des œuvres que la version originelle est toujours plus choquante que la version que Schnitzler propose finalement au public, dans une volonté d’adoucir le scandale, sûrement, mais aussi d’atteindre une forme littéraire plus aboutie, du côté du tacite, de l’implicite et du détournement.
Schnitzler marqua son intérêt pour l’adaptation cinématographique de ses œuvres à laquelle il collabora lui-même, même si ce travail n’aboutit cependant pas. Max Ophüls proposa une magistrale Ronde en 1950, adjoignant un narrateur à la série des amants de la pièce de Schnitzler, et en faisant de la ronde érotique une ronde de vedettes : Gérard Philippe, Simone Signoret, Daniel Darrieux, Serge Reggiani, Jean-Louis Barrault, Daniel Gélin… Affiche prestigieuse pour laquelle les acteurs voulaient en être. Puis ce fut Roger Vadim en 1964, avec des dialogues retravaillés par Jean Anouilh. Et en 1993, Philippe Boesmans fit un opéra de cette pièce au titre musical et dansant, Reigen, sur un livret de Luc Bondy. Anne Kessler qui fut Frosine, Rosine, Suzanne, Mère Ubu ou Laura depuis son entrée à la Comédie-Française en 1989 a fait des propositions remarquées depuis 2006 qu’elle met en scène, au Studio-Théâtre et au Vieux colombier : montage de textes de Strindberg, Ibsen et Bergman, Trois hommes dans un salon d’après l’interview de Ferré, Brassens et Brel, par François-René Cristiani ou encore Les Naufragés de Guy Zylberstein furent quelques-uns de ses choix singuliers. Sa dernière mise en scène, La Double inconstance de Marivaux, date de 2014 et fut saluée par la critique. Elle revient en cette fin d’année 2016 pour La Ronde et sa décuple inconstance.
[1] Flaubert, Madame Bovary, partie II, chapitre 2, 1857
[2] Réquisitoire du procureur Ernest Pinard, au procès de Flaubert ; janvier-février 1857
[3] 1857
[4] Jugement rendu le 20 août 1857 au procès de Baudelaire, où quelques mois après son échec au procès de Flaubert, le même procureur parvient à faire condamner Baudelaire.
[5] Ibsen, Maison de poupée, acte V, 1879, éd. Gallimard, coll. Pléiade, traduction Régis Boyer, P. 893
[6] Schnitzler A., Anatole, Actes Sud-Papiers, 1989, trad. Par Heinz Schwarzinger
[7] Anne Longuet-Marx, préface à La Ronde, Gallimard, Folio théâtre, P. 14
[8] Roman libertin de Crébillon fils, 1737
[9] Catherine Sauvat, Arthur Schnitzler, Fayard, P. 244-246
[10] Alfred Pfoser, Kristina Pfoser-Schewig et Gerhard Renner, Schnitzlers « Reigen » : Zehn Dialoge und ihre Skandalgeschichte, t. 1, Der Skandal. Alaysen und Dokumente, et t. 2 Die Prozesse. Analysen und Dokumente, Frankfurt am Main, Fischer, Taschenbuch Verlag, coll. « Information und Materialen zur Literatur », juin 1993 (1re éd. 1993), 421 p. et 373 p.
[11] Catherine Sauvat, Arthur Schnitzler, Fayard, P. 205
[12] Journal (1923-1926), Arthur Schnitzler, éd. Payot et Rivages, coll. Bibliothèques Rivages poche, traduction Philippe Ivernel, 2009
[13] Ibid.
[14] Schnitzler A., Anatole, Actes Sud-Papiers, 1989, trad. Par Heinz Schwarzinger
[15] Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la ‘’Gradiva’’ de W. Jensen, Trad. P. Arvex et R.M. Zeitlin, Paris : Gallimard, 1990, p. 141-49
[16] Lettre de Sigmund Freud à Arthur Schnitzler, Correspondance, 1873-1939, Gallimard, Paris, P. 20
[17] Ibid. P. 370-371
[18] Orientation lacanienne III, 4, « Le désenchantement de la psychanalyse », dix-septième séance, cours du 15/05/2002
[19] La Femme à Vienne au temps de Freud, Célia Bertin, éd. Tallandier, Coll. Texto, 2009, P. 307
[20] S. Freud, La Vie sexuelle, « La morale sexuelle “civilisée” » PUF, bibliothèque de psychanalyse, P. 38
[21] Journal (1923-1926), Arthur Schnitzler, éd. Payot et Rivages, coll. Bibliothèques Rivages, traduction Philipe Ivernel, 2009
[22] Miller J-A, Orientation lacanienne III, 5, « Un effort de poésie », dix-septième séance, cours du 21/05/2003
[23] « Chemin de ronde autour du Reigen de Schnitzler », Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2007, http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/dedecker170503.pdf
[24] Orientation lacanienne III, 4, « Le désenchantement de la psychanalyse », dix-septième séance, cours du 15/05/2002
[25] Miller J-A, Orientation lacanienne III, 5, « Un effort de poésie », dix-septième séance, cours du 21/05/2003
[26] De Decker J., « Chemin de ronde autour du Reigen de Schnitzler », Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2007, http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/dedecker170503.pdf
[27] Lettre à Olga Waissnix, 26 février 1897
[28] Orientation lacanienne III, 4, « Le désenchantement de la psychanalyse », dix-septième séance, cours du 15/05/2002
[29] A. Schnitzler, La Ronde, éd. Actes Sud – papiers, trad. Henri Christophe, partie 5 « La jeune femme et le mari », P. 38
[30] Miller J-A, Orientation lacanienne III, 5, « Un effort de poésie », dix-septième séance, cours du 21/05/2003
[31] Terre étrangère, Arthur Schnitzler, Beba, 1984 (Das weite Land, 1913), in La Femme à Vienne au temps de Freud, Célia Bertin, éd. Tallandier, Coll. Texto, 2009, P. 244. Pièce où on lit également : « N’auriez-vous pas encore remarqué quels individus compliqués nous sommes au fond, nous les êtres humains ? Tant de choses trouvent à la fois place en nous, amour et tromperie, fidélité et infidélité, adoration pour une femme et désir d’une autre ou de plusieurs autres. Nous essayons bien de mettre un peu d’ordre en nous, dans la mesure du possible, mais cet ordre reste quelque chose d’artificiel… Le naturel…c’est le chaos. »
[32] Lacan J., « L’Instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Ecrits I, éd. Seuil, coll. « Points », Paris, P. 521
[33] « Chemin de ronde autour du Reigen de Schnitzler », Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2007, http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/dedecker170503.pdf