L’angoisse comme objection au « pour-tous »

L’angoisse comme objection au « pour-tous » 

Par Cinzia Crosali

Les bouleversements de notre époque ne sont pas sans répercussion sur le lien social, que nous savons, depuis Lacan, être un effet du discours : « il y a du discours : et je le situe du lien social »[1] disait Lacan dans l’Étourdit, et il ajoutait qu’à ce lien social « se soumettent les corps qui, ce discours, labitent »[2]. Les corps : ce sont justement les corps à être propulsés sur le devant de la scène sociale dans notre époque et à s’articuler aux nouvelles manifestations d’angoisse.

L’angoisse comme objection au « pour tous »

Nous avons été exposés à une énorme production de discours faits par les experts et les politiques depuis le commencement de la pandémie. Face à ce discours réitéré (discours du Maître) l’angoisse apparaît être, comme l’indiquait Lacan, cité par Jacques-Alain Miller : « une objection au pour tous, une objection au pur sujet de l’intelligible »[3]. En effet, dit J.-A. Miller, « l’angoisse a clairement la fonction de démontrer au maître son impuissance. A celui qui parle au nom du pour tous, elle démontre que – sur moi, la victime de l’angoisse, par ce biais-là, tu ne peux rien »[4].

Le politique et l’expert parlent nécessairement au nom du pour tous, mais l’angoisse de chacun ne se nourrit pas seulement du discours universel des statistiques quotidiennes du nombre de contaminations, de morts et de guérisons, elle est produite par le surgissement d’un objet, l’objet-a, différent tous les autres objets de la consommation et singulier pour chacun. Si l’angoisse est si difficile à dire, si elle ne trouve pas les mots pour s’exprimer, c’est parce que, nous dit J.-A. Miller, « l’angoisse est très précisément l’élaboration d’un manque irréductible au signifiant »[5].  L’affect d’angoisse, le seul affect qui ne trompe pas et qui nous met sur la voie du réel, est bel et bien ressenti, mais il est désarrimé du signifiant. Ceux qui sont refoulés, dans l’angoisse, « ce sont les signifiants qui l’amarrent »[6]. Lacan aborde l’angoisse par le biais de l’Unheimlich, il nous dit : « L’Unheimlich est ce qui apparaît à la place où devrait être le moins-phi. Ce dont tout part, en effet, c’est de la castration imaginaire, car il n’y a pas, et pour cause, d’image du manque. Quand quelque chose apparaît là, c’est donc, si je puis m’exprimer ainsi, que le manque vient à manquer »[7].

L’idée que l’angoisse est une objection au pour tous, nous offre une voie clinique précieuse pour aborder le thème d’étude de cette année.

Le discours pour tous se présente dans ce moment de crise comme un discours quantitatif fait de chiffres, statistiques, quantités de tests et de vaccins disponibles, effectués, manquants. Le politique et le scientifique courent après un Réel qui se berne d’eux, et qui les oblige à modifier tout le temps leurs chiffres et leurs prévisions.

Partir de ce manque que Lacan nous indique et en faire un point d’appui pour le désir, est la voie que nous suivons, au cas par cas. Elle conteste le discours du marché, le discours du pour tous, qui vise au contraire à combler le manque avec une réponse globalisante et sans reste. Enfin Lacan nous rappelle que « tout discours qui s’apparente au capitalisme laisse de côté ce que nous appelons simplement les choses de l’amour »[8]. Ce sont ces choses, les choses de l’amour, que nous retrouvons à chaque fois dans le dire de l’ analysant, sources de souffrance et parfois d’angoisse, surtout quand l’amour défaille à suppléer à l’impossible du rapport sexuel.

Actualité de l’angoisse

Pendant la période de confinement le plus strict, certains analystes ont dû expérimenter de nouveaux dispositifs d’écoute analytique, faute de la présence des corps.  Plus que la comparaison des différentes modalités technologiques utilisées, ce qui nous intéresse ici est plutôt l’effet singulier que ces dernières produisent pour chaque patient et l’usage qu’il en fait. Telle patiente, qui était partie longtemps à l’étranger à l’heure du premier confinement, demande de poursuivre ses séances par Skype.  Au cabinet elle faisait son analyse en face à face.  Rapidement elle est mal à l’aise avec la nouvelle modalité à distance. Ce n’est pas l’image à l’écran de l’analyste qui la perturbe, mais son propre visage à elle, qui apparaît à côté de celui de l’analyste, selon le dispositif des vidéo-consultations.  « Je me vois me voir » dira-t-elle, angoissée, « je ne peux pas arrêter de fixer ce visage qui est le mien et qui me semble étranger ». Cette irruption d’inquiétante étrangeté dans ce qui est le plus familier, est source d’angoisse. L’analyste propose les séances par téléphone et sans caméra, la patiente accepte. À partir de cet effet de Unheimlich elle commencera à parler d’une façon inédite de son rapport compliqué à sa propre image et de son angoisse devant le miroir. La contingence du dispositif devient ici une occasion d’élaboration et un accélérateur des associations du sujet. 

L’angoisse que nous avons écoutée dans notre pratique n’est pas nouvelle mais elle a trouvé de nouvelles formes d’expressions. Le lien dans les couples, par exemple, a été parfois perturbé par la cohabitation prolongée dans des petits espaces. 

Dans ma pratique j’ai écouté ce genre de difficultés relatées par les patients : séparations inattendues ou impossibilité à se quitter. Une jeune patiente qui vit avec son compagnon s’aperçoit qu’elle ne le désire plus. « En temps normal » dit-elle « je l’aurais quitté, mais là, avec la pandémie, je préfère attendre. J’ai trop peur de rester seule et dans l’impossibilité de rencontrer quelqu’un d’autre. Je suis trop angoissée pour me séparer de lui en ce moment ». Est-ce la pandémie qui empêche réellement cette patiente de clore sa relation, si désertée de désir sexuel ? L’analyse lui permettra d’entendre la valeur d’alibi qu’elle donne à la crise sanitaire, ainsi que de mieux centrer son élaboration sur ses problèmes de séparation et de dépendance, plutôt que sur la question du confinement. À  quelle place a-t-elle mis son compagnon ? Et quelle est la place qu’elle-même voudrait occuper dans l’Autre ? Quel objet est-elle dans le désir de l’Autre ?  Ce sont les véritables questions qui peuvent orienter son travail et la déplacer de l’idée, un peu trop répandue et illusoire, que la fin de la pandémie sera la fin de ses problèmes.

L’angoisse du complotiste

Le dévoilement de la pulsion de mort a amplifié dans cette période les expériences d’angoisse,  (de mort ou de maladie), et a engendré des phénomènes de méfiance face au semblable,  (possible contaminateur), et des phénomènes de paranoïsation du lien social.  Les théories « complotistes » se répandent à grande vitesse. Ainsi, dans la pratique en libéral, comme en institution, j’entends la réitération des énoncés revendicatifs et dénonciateurs, comme : « on nous manipule, on ne nous dit pas la vérité ». Ou encore : « c’est la faute aux Chinois, à l’industrie pharmaceutique, à Bill Gates  ». Le complot dans sa forme paranoïde devient le ressort pour dénoncer l’Autre abuseur. L’Autre en question ne dirait pas la vérité, il en ferait un usage secret et contre le bien du sujet. Le Grand Autre des complotistes, comme le disait Jacques-Alain Miller est « multiforme, tentaculaire et dissimulé »[9] ; le complotiste lui attribue « une intention, un désir, une volonté agissante »[10]. Les complotistes voudraient donner absolument un sens à tout et démasquer une vérité qui leur est dissimulée. La psychanalyse a radicalement subverti la question de la vérité grâce « au décrochage entre le vrai et le réel »[11]. Nous savons depuis Freud et Lacan, que la vérité « ne peut que se mi-dire ». Elle est « menteuse », à la différence de l’angoisse, qui est l’affect qui ne ment pas, et qui touche au réel. La thèse du complotiste est en réalité une tentative de bâillonner sa propre angoisse, en angoissant l’autre, et dans l’illusion de trouver le coupable de l’impossible dans le réel. Dans les nouvelles formes d’angoisse de notre époque les identifications sont mises à mal et les idéaux chutent, laissant le sujet privé des semblants et des écrans nécessaires à la rencontre du réel. 

Que peut la psychanalyse dans ce moment particulier de désarroi et d’angoisse « globalisée » ? Déjà, elle ne croit pas que l’affect et le symptôme soient « globalisables ». Nous écouterons alors l’angoisse, la solitude, la peur, les impasses de la vie amoureuse, au temps du covid-19, pas seulement, comme souffrances soignables à la même enseigne, mais comme objection au « pour-tous », comme affects et symptômes dont la causalité a sa racine dans un autre « virus » : celui du choc de la langue sur le vivant. L’analyse vise à permettre à un sujet de mettre des mots sur son angoisse, de la traverser plutôt que de la bâillonner, de passer ainsi de la panique (difficile à utiliser) à un bon usage de l’angoisse, vers des effets de pacification et vers des inventions singulières et inédites qui visent à produire les déplacements de la jouissance et de ses fixations.

[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.

[2]Ibid.

[3] Miller J.-A., « État de droit et exception », Mental, n°37, p. 155 (leçon du 11décembre 1992 du cours de L’orientation lacanienne. « De la nature des semblants »)

[4] Ibid.

[5] Miller J.-A., « Introduction au Séminaire de L’Angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°58, octobre 2004, p. 74

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 23

[7] Ibid., p. 53.

[8] Lacan J., « Je parle aux murs », op. cit., p. 96.

[9] Miller J.-A., Lacan Quotidien. n.°909, 21 janvier 2021.

[10] Ibid.

[11] Miller J.-A., « Rêve ou réel ? », Ornicar ?, n°53, novembre 2019, p. 99-112.