Le corps, pas sans la psychanalyse
Que reste-t-il du Corps dans les Utopies contemporaines ?
D’une lecture de l’essai « Les utopies du XXIème siècle »(1)
Par Geneviève Mordant
Quand les futuristes et les médias répondent aux besoins de rêve des sujets contemporains en s’appuyant sur les avancées de la science, maintenant asservie aux lois des sociétés transnationales et du marché mondialisé, ils élaborent et diffusent un discours plein de promesses sur un progrès scientifique dont la réalité n’a rien à voir avec les démesures qu’ils annoncent.
Dans cet essai l’auteur donne le point de vue d’un scientifique lui-même à la pointe de la physique actuelle, ce qui rend son propos d’autant plus intéressant qu’il est en quelque sorte « vécu de l’intérieur ». Dans cet ouvrage très rythmé, constitué de courts chapitres bourrés d’érudition, de citations et de notes, il passe allègrement en revue, analyse et commente les grandes utopies(2) technoscientifiques contemporaines. La plupart d’entre elles s’appuient sur l’âme des NTIC(3), c’est à dire internet, dont nombre d’utilisateurs « défendent et cultivent les grands idéaux de communication démocratique et de mise en réseau des idées » pour en faire « le lieu privilégié d’un nouveau vivre ensemble »(4). Dès lors, pour filer une métaphore corporelle, l’utopie « la plus naturelle consiste à envisager la transformation de l’humanité en un cerveau unique distribué et interconnecté dont chaque individu sera[it] un neurone vibrant »(5).
On lit par exemple que les acteurs économiques, quant à eux, militent pour une ville intelligente ou Smart City, dont les trois maîtres mots en « I » sont : Instrumentalisation, en référence à tous les capteurs, détecteurs de présence, caméras etc. qui habillent la ville intelligente d’une peau sensible, Interconnexion, en référence à tous les liens de ces capteurs à l’internet des objets(6) et à ceux des usagers reliés au « système » par leurs smartphones, PC et autres puces qu’ils portent sur eux, Intelligence, en référence à l’intelligence artificielle qui traite toutes ces données suivant des algorithmes nourris par big data pour organiser la ville en temps réel à partir d’un QG centralisé où règnent les « autorités municipales », englobant les employé(e)s de la ville, de la police (des espaces réel et virtuel), des compagnies (eaux, électricité,…), des services (transports, santé …), etc. Ces « autorités » définissent les stratégies pour prendre au plus vite les décisions qui s’imposent, par exemple conformément aux exigences du développement durable(7). Mais l’auteur fait malicieusement remarquer que quand la ville devient intelligente, ses habitants sont dispensés de l’être.
Les militaires, autres rouages puissants de l’économie et de l’innovation technologique, ont aussi leurs utopies qui ont partie liée avec les recherches sur l’intelligence artificielle et les robots(8) : c’est par exemple la guerre technologique zéro mort, qui permet de surveiller, de terroriser et d’anéantir automatiquement les « mauvais », sans toucher aux « bons ».
Du côté de la mise en œuvre des soins du corps par la médecine, on sait que nous vivons déjà à une époque où internet et big data, couplés aux possibilités des nouvelles technologies, ont entraîné une complète mutation de la profession médicale. Là où le praticien pouvait écouter son patient parlant de son symptôme, l’examiner, toucher et palper son corps pour établir son diagnostic, il est maintenant amené à s’en remettre le plus souvent à une batterie d’analyses en tous genres, qu’elles soient biochimiques (à la recherche de taux de marqueurs spécifiques des maladies) ou du domaine des imageries (microscopies optiques directes ou fibrées, ultra-sons, rayons X, RMN, tomographie à émission de positons ou TEP …), tous examens qui à la fois engagent, fractionnent et diluent les compétences et responsabilités entre acteurs et praticiens spécialistes de la santé pour établir, via une « médecine des normes », un diagnostic sur la base des données individuelles numérisées du patient. « Un ordinateur bien dressé peut dès à présent établir le diagnostic et prescrire le traitement […] la seule condition de ce traitement automatique est que, pour chaque paramètre examiné, on ait pu établir des normes assez claires pour être comprises par la machine(9)». Il en résulte une déshumanisation de la relation entre le médecin et son malade, qui aussi dépossède ce dernier de son symptôme auquel « pouvait être attaché une signification allant bien au delà des normes et des protocoles(10)». Et à ce propos il ne faudrait pas croire non plus que ce malade, sacrifiant à l’autre utopie que nous pourrions appeler « domestique » du « vivre ensemble », à savoir la mise en réseaux (par blogs et forums) de groupes de « partage » d’un type de symptôme, ne fait rien d’autre que de chercher à « s’adapter sans cesse aux normes de l’Autre, y compris dans [sa] façon de souffrir en faisant du symptôme quelque chose qui peut s’échanger et se partager(11)». Qu’on s’en défende n’empêche qu’en réalité il s’agit d’une autre déshumanisation, aplatie et cachée, celle-là, sur le mode virtuel, car « le symptôme est le lieu d’une vérité propre à celui qui souffre et qu’il est impossible de partager en réseaux ».
On devine facilement l’étape suivante : l’utopie de la santé parfaite, bâtie sur le modèle de la Smart City mais appliquée au corps connecté de l’individu couvert de capteurs communicants, pour suivre en continu (et non plus épisodiquement selon les disfonctionnements) les marqueurs importants de son état de santé. Pour être parfaite, la santé exige une transparence parfaite obtenue par la mise en réseaux de toutes les informations médicales numérisées et quantifiées, via l’internet des objets, big data et les algorithmes, informations collectées sur des milliers, puis des millions et enfin pourquoi pas ?, sur l’humanité toute entière. Jointes aux données génomiques supposées douées d’un large pouvoir prédictif quant aux risques (et laissant croire chacun à un pseudo-caractère individuel visant le bénéfice d’une médecine personnalisée, comme sa « marque de fabrique » à l’instar d’un code-barres)(12), les informations seront accessibles en tout temps aux chercheurs et aux médecins (et possiblement aux assurances) qui, faute de pouvoir intégrer toutes ces données et suivre en continu l’explosion des résultats des recherches, seront dans les visions les plus futuristes remplacés par un logiciel donnant directement les instructions aux malades(13).
Il est à noter que cette utopie du corps connecté et de la médecine personnalisée a déjà déclenché un « big bounce » des industries pharmaceutiques dont la créativité était encore récemment plutôt en berne : l’évaluation du marché de la santé par un très sérieux cabinet d’expertise et d’audit londonien a fait un bond d’un facteur 10 depuis 2011, exemple, s’il en est, de l’incidence des NITC sur les marchés(14), qui peut être étendu à bien d’autres domaines. Mais l’horizon n’est pas dégagé de tout risque : au delà de la connexion du corps de chacun pour une médecine personnalisée, une prévention systématique et généralisée va être recherchée et pouvoir se développer, car la santé d’une population est indissociable de celle des autres populations (voir la pandémie du sida et le retour actuel de la tuberculose). « L’hygiène d’une population c’est l’hygiène de toutes(15) ». Le rapport de chacun à la médecine, d’intermittent qu’il est aujourd’hui, deviendra permanent, total, voire totalitaire : d’une thérapie au cas par cas, on passera à une thérapie prédictive généralisée, qui ne pourra sans doute être qu’extrêmement coûteuse, et finalement dans un retournement magistral très peu pourront en profiter. « On voit mal comment une part importante de la gestion de la santé ne sera pas logée dans la sphère privée. Seuls quelques uns pourront se payer cette santé là. Société à deux vitesses, ou plutôt deux sociétés qui se sépareront de plus en plus l’une de l’autre : tensions insupportables. Dans ce concert, une voix idéologique dominera de plus en plus : […] celle de la purification générale, qui sera d’autant plus mise en avant qu’elle camouflera une société divisée en elle-même(16)». C’est, on le voit, la possibilité qu’une utopie démesurée, mondialisée, concernant le projet d’une santé parfaite pour tous, puisse finalement se retourner en une dystopie sur le plan politique et sociétal.
Pour finir, disons que nous n’avons pris là comme exemple d’utopie contemporaine concernant le corps que celle concernant la possibilité de la santé parfaite pour tous. Intéressant de près ou de loin le corps, nous aurions pu citer : les robots moléculaires ou nanorobots pour une médecine « new-tech », la fusion homme – machine (machine au sens large, ou artefact) pour en arriver au Cyborg, la gestation in vitro (voir Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley), la cryonie pour une future résurrection (voir Odyssée 2001 de Stanley Kubrik), le téléchargement de la pensée, etc(17). Il en est bien d’autres, citées également dans l’ouvrage ; chacune peut avoir, pour la gestion de nos sociétés mondialisées, une incidence politique particulière : sur la santé bien sûr, mais aussi la défense, l’énergie, l’environnement. Nul doute que chacune de ces utopies ne puisse, tendant chacune à sa façon à la démesure, se retourner d’une manière ou d’une autre en une dystopie sur un autre plan.
S’il n’est pas question d’arrêter « les avancées de la technologie elle-même […] il faut apprendre à domestiquer […] les avancées des discours sur la technologie, instruments de pouvoir par excellence. Mettre en discussion et même réfuter si nécessaire ces récits utopiques et les politiques qui les accompagnent ne relève donc pas de la technophobie, mais d’un souci légitime de liberté(18)» : c’est en quelque sorte en appeler à la déesse Némésis pour sanctionner l’hubris.
(1) Libero Zuppiroli « Les Utopies du XXIème siècle », Éditions d’en Bas, Lausanne, 2018.
(2) Libero Zuppiroli « Je considère comme utopique tout projet prophétique tendant à dessiner un avenir meilleur, ou même un progrès significatif pour l’humanité, que le projet finisse à terme par être couronné de succès ou pas », op. cit. p. 17.
(3) NTIC : New Technologies of Information and Communication
(4) Libero Zuppiroli, op.cit. p. 59.
(5) Ibid. p. 60.
(6) Voir « internet des objets » sur Wikipédia. On y trouvera aussi une illustration amusante de ce concept faisant penser, sans en être un, au nœud borroméen de Lacan.
(7) Ibid. p. 134 – 137.
(8) Libero Zuppiroli « Elle est même l’un des moteurs principaux [de l’économie] puisque les crédits militaires ont joué le rôle essentiel dans la poursuite de ces programmes […] Aux Etats-Unis un dollar sur quatre du budget fédéral est dépensé dans un but militaire », ibid. pp. 103, 105.
(9) Ibid. p.163.
(10) Ibid. p.164.
(11) Clotilde Leguil, « « Je ». une traversée des identités » », PUF, 2018, p. 152.
(12) Libero Zuppiroli, op. cit. p.167-168.
(13) Ibid. p.172.
(14) Ibid. p.171.
(15) Lucien Sfez « La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie », Seuil, Paris 1995 ; cité par Libero Zuppiroli, ibid. p. 176.
(16) Lucien Sfez, cité par Libero Zuppiroli, Ibid. p.177.
(17) Libero Zuppiroli, Ibid. p.48 – 50.
(18) Ibid. p. 276.