Le sujet comme tel est un immigré

par Marga Auré

Le sujet comme tel est un immigré[1]

 C’est une idée très forte que de penser la fraternité fondée sur le rejet 

Si la haine ne recouvre pas la pulsion de mort, c’est néanmoins l’une de ses manifestations les plus importantes. Qu’est-ce que la psychanalyse permet de comprendre sur la ségrégation ? Comment peut-elle nous éclairer sur le fonctionnement de la haine et de la pulsion de mort ?

Dans la conception freudienne de l’Eros universel et unifiant, la haine n’est pas un obstacle, puisque le lien social se crée par la force de l’identification au leader. La haine pour Freud ne défait pas les alliances, au contraire, elle peut en créer et leur donner de la robustesse. Un groupe d’hommes peut se constituer en armée assassine en suivant son chef. Freud était très pessimiste puisqu’il avait la certitude du caractère irréductible de la pulsion de mort.

Pour Lacan, le lien social ne se fonde pas sur l’identification au chef mais plutôt sur le rejet et plus concrètement le rejet pulsionnel. Il s’agit du rejet de la façon de jouir de l’autre, considérée comme distincte et différente de ma propre jouissance. Nous sommes souvent dérangés par les autres et leurs façons de jouir. Lacan en 1970 ne connaît « qu’une seule origine à la fraternité – je parle humaine, toujours l’humus–, c’est la ségrégation [2]». C’est une idée très forte que de penser la fraternité fondée sur le rejet.

La haine n’est pas imaginaire comme l’agressivité mais réelle puisqu’elle pointe l’être de l’autre, et ceci au-delà de sa mort ou de son extermination. La haine peut ex-ister au-delà de la mort et de l’assassinat de l’autre. Il n’y a pas d’issue et c’est bien le drame. Il y a une irréductibilité de haine même dans l’amour et Lacan incite même à penser qu’on ne connaît pas d’amour sans haine introduisant le syllogisme d’hainamoration. Pour Lacan, il ne s’agit pas de la confrontation d’Eros contre Tanatos mais de la présence exigeante de la pulsion de mort, inébranlable, surmoïque, qui revient toujours à la même place, réelle, au même endroit. Il n’existe pas de barrière assez puissante contre la pulsion de mort ni contre la haine car elles sont pour une bonne part non dialectisables.

La haine de l’autre est souvent le traitement de la haine contre soi-même. Comment expliquer sinon cette haine qui peut arriver à se manifester par la fascination pour sa propre mort ? La haine de soi-même est-elle différente de la haine envers le frère, de la haine du père ? Nous pouvons le voir du côté du rejet de l’Autre que l’on porte en soi même. Quand Lacan conceptualise l’inconscient il le fait en l’articulant à l’Autre que chacun porte en soi-même. C’est l’inconscient qui porte un savoir occulte et bizarre qui se manifeste dans les lapsus, les oublis, les rêves, les angoisses, mais aussi dans les symptômes. Le sujet souffre et rejette son propre symptôme comme quelque chose que l’on porte à l’intérieur de soi-même, mais qui est aussi le plus étranger, extime. La haine de soi-même porte la trace de ce rejet du sujet envers l’Autre que l’on porte sur soi-même. C’est pour cela que l’on peut dire que la psychanalyse se préoccupe du côté le plus obscur de soi-même, du côté que le sujet rejette en lui.

 

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© Salvatore Puglia

Perspective éthique de la psychanalyse

Le trajet analytique nous invite à introduire une perspective éthique qui tienne compte de l’irréductible de la pulsion de mort et de l’assomption de la responsabilité qu’a le sujet dans la part d’obscurité qu’il porte en lui. Cette perspective éthique nous permet d’espérer, qu’en opérant un changement subjectif chez l’individu, cela ait un impact dans le lien social et une incidence dans le réel en jeu. Une analyse produit un savoir sur soi-même et une sortie de l’ignorance. « Tu peux savoir » est l’ouverture qu’apporte la psychanalyse. « Tu peux savoir » quelque chose de ta façon sombre de jouir, et à laquelle tu ne peux pas ne pas répondre. « Tu peux savoir » quelque chose sur cette chose qui gîte en toi et que tu t’obstines à rejeter. Ça peut être évidemment une réponse, un réveil et en plus un choix politique.

Une psychanalyse nous permet d’espérer pouvoir savoir quelque chose de cette partie obscure en nous-même qu’on appelle l’inconscient. C’est cette partie rejetée et réprimée du sujet que Jacques-Alain Miller appelle « l’immigrant » : « Mais, être un immigré, c’est aussi, disons-le, le statut même du sujet dans la psychanalyse. Le sujet comme tel est un immigré – le sujet tel que nous le définissons de sa place dans l’Autre. Nous ne définissons pas sa place dans le Même. Il n’y a pas d’autre chez-soi que chez l’Autre. Pour le sujet, ce pays étranger est son pays natal. Il y a d’ailleurs quelque signification à ce que la psychanalyse ait été inventée par quelqu’un qui avait avec ce statut d’étranger, avec ce statut d’extimité sociale, un rapport natif.

Ce statut d’immigré met en question le cercle de l’identité du sujet »[3].

 

[1] J.-A. Miller, Extimité, leçon du 27/11/1985, inédit.

[2] J. Lacan, Séminaire 11/03/1970, Sem XVII, L’envers de la psychanalyse, p.132.

[3] J.-A. Miller, Extimité, leçon du 27/11/1985, inédit.