L’éros de l’Ure
Par Rosana Montani-Sedoud
Dans Le Dialogue, François Cheng écrit un dialogue, non pas entre deux personnages, mais entre deux langues créant une partition où alternent à parts égales les voix de « deux langues complexes […] grandes, chargées qu’elles sont d’histoire et de culture »[i]. Son livre est un témoignage intime de l’aventure linguistique et du travail minutieux et constant de F. Cheng au cœur des deux langues chinoise et française marquées par une écriture poétique. L’aboutissement de ce dialogue est cette mémoire vive avec laquelle F. Cheng rend compte de son entrée dans cette autre langue, le français. Il a adopté cette autre langue, il l’a incarnée. Il est allé jusqu’au cœur intangible de la langue pour percer et faire vibrer sa musique à lui.
Ce dialogue, entre deux langues en un seul homme, nous permet de nous poser la question de la lettre, à partir de l’enseignement de Lacan. La lettre comme un événement de jouissance qui touche à la jouissance du corps hors-sens qui se passe de la signification phallique.
La lettre y a sa dimension de bord telle que Lacan la définit : « La lettre n’est-elle pas proprement littorale ? Le bord du trou dans le savoir que la psychanalyse désigne justement quand elle l’aborde, de la lettre, voilà-t-il pas ce qu’elle dessine ? »[ii]
Ce bord du trou dans le savoir que la lettre dessine, n’est-il approchable qu’avec la psychanalyse ? Que nous enseigne la littérature de son usage de la lettre comme modalité du traitement du réel qui fait trou dans le savoir ?
J’ai lu ce livre de F. Cheng mais c’est seulement en l’écoutant à la radio raconter sa rencontre avec les mots que j’ai été profondément touchée par son dire. Et ce que j’avais oublié en lisant ce qu’il en écrivait dans son livre, c’est son récit oral, le son de sa voix posée et lente qui me le restituaient. Il fallait cette présence en corps pour que je sois captée par ce moment de rencontre et de trouvaille de F. Cheng avec les mots.
Une sonorité inhabituelle
François Cheng nous donne le cadre de sa rencontre avec la langue française où le mot échancrure, un jour, le frappe plus particulièrement : « C’était aux premiers temps de mon séjour en France. J’étais tombé, lors d’une lecture, sur ce mot à la sonorité inhabituelle »[iii].
Ce moment de frappe d’un mot est à l’origine de sa rencontre avec la langue française, aux premiers pas de sa traversée d’une langue vers une autre. Il connaissait la littérature française qu’il avait lue dans son adolescence en Chine. Sa littérature du XIXe siècle lui avait plu et elle avait compté dans son choix de son pays d’exil alors qu’il avait la possibilité d’avoir une bourse pour l’Angleterre ou pour la France. Il avait alors choisi de se « fixer » en France pour la seule raison que la « célèbre littérature » était riche « en matières humaines et en contenu sociaux, en descriptions charnelles et en analyses psychologiques, en idées et réflexions »[iv]. Mais, arrivé en France et au tout début de son étude de la langue française, c’est la lecture d’un mot pris parmi tous les autres qui l’interpelle. Il est à ce moment-là dans sa condition d’exilé qui « éprouve la douleur de tous ceux qui sont privés de langage»[v]. Et c’est dans cet état d’étranger du langage commun qu’au cours d’une lecture il tombe sur ce mot échancrure dont la sonorité inhabituelle le frappe et le questionne.
Le petit dictionnaire qu’il possède ne l’aide pas et le sens premier qu’il donne à ce mot – « empiètement en arc de la mer sur une côte »[vi] – le laisse sans réponse. Pour F. Cheng il y a dans le mot échancrure, un « souvenir charnel »[vii] qui insiste.
Le souvenir charnel
C’est cet instant précis où il éprouve l’impact émotionnel du mot échancrure comme un évènement de jouissance qu’il décrit ainsi : « profitant de la pause, je demandais à la jeune répétitrice l’usage exact de ce mot. “Ah, échancrure ! C’est…” et de dessiner du doigt devant sa poitrine, avec beaucoup de simplicité, les lignes de sa robe gracieusement décolletée. Une chair à la fois montrée et cachée selon une exacte mesure. Aussitôt, ce mot prit pour moi une connotation sensuelle »[viii]. Par la rencontre des corps en présence, le mot échancrure résonne alors dans sa mémoire, « comme par inadvertance »[ix]. Dans le vers d’un de ses poèmes, il évoque « L’échancrure des collines » où il a éprouvé « toute la sensualité d’un paysage vécue dans mon adolescence, en Chine »[x]. Subtile condensation du paysage des collines et du corps d’une femme.
Ravissement des syllabes
Dans ce mot à la connotation sensuelle, F. Cheng opère une coupure entre les « deux syllabes phonétiquement signifiantes : ECHAN, quelque chose qui s’ouvre, qui se relève, qui enchante, et – CRURE, qui cependant se resserre pour dissimuler un mystère tentateur »[xi].
Cette coupure entre deux syllabes, cette rupture du mot maintenant fragmentée, est son usage de la lettre qui vide le sens du mot et laisse entendre une pulsation, une sonorité qui touche le corps. La chaîne des signifiants est rompue, le mot devient la caisse de résonance du vivant du corps.
Cheng précise que « par la suite, comme en écho, me plairont d’autres mots terminés par –ure »[xii]. Cette terminaison en ure retrouvée dans d’autres mots perpétue une « secrète trace délicatement ou fermement dessinée : épure, diaprure, cambrure, rainure, ciselure, zébrure, brûlure, déchirure… »[xiii] Ure lui « suggère un élargissement, une ouverture » dans laquelle il reconnait le « principe féminin » qui l’entraîne irrésistiblement vers « une série de mots qui désignent ces lieux en forme vulvaire, lieux de la réceptivité, de la vie portée et de la transformation »[xiv].
Là où F. Cheng fait un usage poétique de la lettre, comme littoral « entre la jouissance et le savoir »[xv], pour récupérer une part de jouissance inconnue, la psychanalyse « s’oblige, en quelque sorte de son mouvement même, à reconnaitre le sens de ce que pourtant la lettre dit à la lettre, c’est le cas de le dire, quand tous ses interprétations se résument à la jouissance »[xvi].
[i]. Cheng F., Le Dialogue, Desclée de Brouwer, Paris, 2002, p. 7.
[ii]. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un Discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2007, p. 117.
[iii]. Cheng F., op. cit., p. 55.
[iv]. Ibid, p. 27.
[v]. Ibid, p. 29.
[vi]. Ibid, p. 55.
[vii]. Ibid, p.56 « la phonie d’un mot en français a le don de déclencher en moi un souvenir charnel ».
[viii]. Ibid.
[ix]. Ibid, p. 55.
[x]. Ibid.
[xi]. Ibid, p. 56.
[xii]. Ibid.
[xiii]. Ibid.
[xiv]. Ibid, p. 56-57.
[xv]. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, op.cit., p. 117
[xvi]. Ibid.