Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch  : danser, parler

Dans l’après-coup de la projection-discussion Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch, à la salle Jules Vallès à Paris, proposé par le collectif « Danse & Psychanalyse » de L’Envers de Paris, samedi 28 mai 2019.

Danser, parler
par Dominique Corpelet

Pina Bausch crée Kontakthof(2) en 1978 avec la compagnie du Tanztheater de Wuppertal. En 2000, la pièce est remontée avec des personnes âgées de plus de 65 ans. En 2008, Kontakthof connaît une troisième version, avec des adolescents de 14 à 17 ans. Le documentaire Les rêves dansants témoigne du patient travail de répétition que Jo et Bénédicte, deux danseuses de la compagnie qui avaient participé à la création de la pièce en 1978, font avec des adolescents qui ne sont pas des professionnels.

Pina Bausch, à propos de Kontakthof, dit : « Kontakthof est un lieu où l’on se rencontre pour lier des contacts. Se montrer, se défendre. Avec ses peurs. Avec ses ardeurs. Déceptions. Désespoirs. Premières expériences. Premières tentatives. De la tendresse, et de ce qu’elle peut faire naître. Montrer quelque chose de soi, se dépasser »(3).

Kontakthof met en scène la rencontre entre les sexes. Les corps sont montrés, voilés, touchés, caressés. Ils dansent et s’entrechoquent, se séduisent ou s’évitent. Les rencontres sont parfois brutales, parfois délicates (zärtlich). Elles apparaissent tantôt maladroites et gênées, inhibées et marquées de pudeur, tantôt directes et décidées, sans ambages. L’âge adolescent, âge de l’éveil, semble propice à danser une telle rencontre entre les corps et les sexes.

L’un des points forts de ce documentaire est de donner à voir de jeunes danseurs non professionnels peu à peu s’ouvrir et parler, à partir d’une expérience de corps et de jeu théâtral. A priori, la danse est une pratique de corps qui pourrait sembler se réaliser au détriment de la parole – contre la parole même. On danserait pour mieux ne pas parler. Les Rêves dansants nous montrent autre chose qu’un corps dansant en répétition. La caméra ne se contente pas de filmer une gestuelle. Elle va aussi à la rencontre des jeunes. Elle va les chercher au plus intime d’eux-mêmes sur des sujets graves, comme l’amour, la haine, la séduction, le suicide, la mort.

Au commencement du travail de répétition avec Jo et Bénédicte, qui avaient autrefois dansé cette pièce, les adolescents témoignent de leur embarras. Pour eux, c’était bizarre de se laisser toucher par les autres. Ils avaient l’impression qu’ils n’y arriveraient pas. Car si Kontakthof mobilise le corps jusqu’à le dénuder – tout en maintenant un voile pudique – c’est aussi une pièce qui mobilise la voix et le regard. Les adolescents sont invités à crier, à chanter, à faire jouer la voix dans ses tonalités les plus variées, et à regarder droit devant eux, à fixer un point. Toutes expériences qui mettent en circuit les objets de la pulsion.

Les jeunes disent au début avoir ressenti une grande appréhension. Puis, on les voit changer dans la façon dont ils incarnent la chorégraphie, dans la façon dont ils entrent en contact avec le corps des autres, et dans la façon dont ils parlent d’eux-mêmes. Car la force du travail que font Jo et Bénédicte avec ces jeunes danseurs, c’est de les mettre certes en contact les uns avec les autres, mais aussi, et surtout, de les mettre en contact avec eux-mêmes, ce qui les conduit à parler du plus intime d’eux-mêmes.

Dans le Séminaire VII, Lacan s’arrête un instant sur la question du « même ». Il met tout d’abord le « même » en lien avec un objet, le pot de moutarde, qui est une paroi autour d’un vide, une paroi sur laquelle il est d’usage d’apposer une étiquette. Puis il rappelle l’étymologie du mot « même », qui vient du superlatif latin metipsemus, soit « le plus moi-même de moi-même, ce qui est au cœur de moi-même, et au-delà de moi pour autant que le moi s’arrête au niveau de ces parois sur lesquelles on peut mettre une étiquette. Cet intérieur, ce vide dont je ne sais plus s’il est à moi ou à personne, voilà ce qui sert en français tout au moins à désigner la notion du même »(4).

En mettant des sujets en contact, sur les thèmes de l’amour, l’agression, la tendresse et la brutalité, un effet est créé : les jeunes danseurs se retrouvent avec leurs mêmes, leurs semblables, mais aussi avec ce « plus moi-même de moi-même » dont parle Lacan, avec ce qu’ils ont en eux-mêmes de plus intime. Le contact avec leurs prochains a pour effet de les mettre en contact avec eux-mêmes, avec le plus familier et avec le plus étranger à la fois, avec l’inconnu qu’ils portent en eux. C’est une expérience de partage de l’inconnu avec les autres, et une rencontre de leur propre inconnu, toujours singulier. Et le contact avec le même, ça fait parler.

Par exemple, un garçon qui se met à parler d’amour : « Je pensais que la danse c’était pas mon truc », dit-il au début. Puis, après avoir regardé le film Billy Eliott, il s’est dit : « Pourquoi tu ne te lancerais pas ? » Pour enfin se dire : « Je trouve ça de mieux en mieux. Une fois qu’on est pris dedans, on n’a plus envie de partir. » La danse, pour lui, c’était se lancer dans l’inconnu. C’était une rencontre du monde. Et passé le sentiment de ne pas y arriver, le voilà qui prend plaisir et qui se met à parler de façon intime des thèmes mêmes de la pièce. Il parle de son premier amour d’enfance, de son rapport aux filles : « Dans la vie, je ne suis pas avec les filles comme dans la pièce de Pina. » Il évoque la caresse, la tendresse à l’égard du corps de l’autre. Danser Kontakthof l’amène à redécouvrir ce qu’il avait en lui et à en parler.

En se mettant en mouvement sur une scène où se joue le contact avec d’autres qu’eux-mêmes, où se joue la rencontre avec l’Autre sexe, les jeunes danseurs sont renvoyés à eux-mêmes et à l’inconnu qu’ils ont en eux. Comme le dit Jo, Kontaktfof n’est pas un ballet, c’est une « pièce universelle qui parle à chacun d’entre nous »(5). C’est, ajoute-t-elle, une pièce très simple sur les hommes et les femmes, et en cela, elle a une Wirkung, pour reprendre le terme allemand qu’elle emploie, elle a un effet ; on est « affected », dit-elle encore. Quelque chose passe la frontière, du geste à la parole, du corps au mot. Cette pièce parle ainsi à chacun de ces jeunes, et ça les fait parler.

(1) Les rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch, documentaire allemand d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann, 2010.

(2) Kontakthof, c’est littéralement « la cour du contact », en allemand.

(3) Livret d’accompagnement du DVD Les rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch, op. cit.

(4) Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 233.

(5) Bonus du film. Interview réalisée après le tournage du film.