Littérature et psychanalyse

Une femme en analyse et ses « Mes mauvaises pensées »
Philippe Doucet et Marie-Christine Baillehache

Le travail de notre vecteur se poursuit en s’orientant à présent sur le thème des 49e Journées de l’Ecole de la Cause freudienne : Femmes en psychanalyse, qui auront lieu les 16 et 17 Novembre 2019. L’argument de Gil Caroz, directeur de ces Journées, nous le rappelle : les femmes « ont une affinité particulière avec cette science de l’amour, de la sexualité, du désir et de la jouissance. La féminité est ce vers quoi s’oriente une analyse pour celui qui cherche comment bien dire la jouissance qui l’encombre. »

Nous avons en conséquence cherché une écrivaine contemporaine dont la fiction rendrait compte de son rapport à la psychanalyse, voire se référerait, d’une manière ou d’une autre, à son propre parcours analytique. Notre choix s’est arrêté sur l’autofiction de Nina Bouraoui Mes mauvaises pensées, publiée en 2005 et récompensée par le prix Renaudot. N. Bouraoui y écrit à la première personne ses propres expériences de l’exil, de sa recherche d’identité,  de ses quêtes amoureuses, de ses troubles de son désir homosexuel, de son choix de l’écriture, qui ont tissé sa parole analysante. Empruntant le mode de l’association libre adressée à son analyste, son écriture forme un long et unique paragraphe de 286 pages.  Dans une interview pour l’Express en Mai 2004, N. Bouraoui affirme que pour elle « l’amour et l’écriture ont la même origine charnelle, ils absorbent les mêmes forces, ils viennent du même brasier » et ajoute « Ecrire, c’est retrouver ses fantômes. »

L’Algérie,  « Ce pays fort, viril, fier, bouillonnant [qui] tombe souvent du coté de la tristesse et des excès », où elle passe son enfance, est le lieu où s’ancre/s’encre son écriture poétique, très travaillée et parcourue de  sensations et de sentiments violents. « Je parle une langue de la sensation, une langue du corps ; […] mon style n’est pas pensé. Il me ressemble ». Ces sensations  jouissantes du corps qu’elle parvient à nouer à son écriture sont une zone de silence que l’écriture, à un moment donné de sa vie, ne suffit plus à traiter. Cette jouissance en excès qui échappe à son écriture et envahit irrépressiblement ses pensées l’amène à rencontrer un psychanalyste pour lui en parler : « Je viens vous voir parce que j’ai des mauvaises pensées. Mon âme me dévore, je suis assiégée. […] Les mauvaises pensées se fixent aux corps des gens que j’aime, ou aux corps des gens que je désire […] Vous êtes silencieux, c’est de ce silence que je dois revenir, c’est vers ce silence que je dois aller ».(1) Dans ce roman, Mes mauvaises pensées, cest ce maillage singulier de la jouissance, de l’amour, du désir et de l’écriture dont nous nous enseignerons pour aborder comment N. Bouraoui borde l’illimité de sa jouissance féminine avec la psychanalyse et avec son écriture littéraire.

Les articles de Jacques-Alain Miller Un répartitoire sexuel, d’Eric Laurent Position féminine de l’être, de Clotilde Leguil La fabrique du corps féminin, de Lacan à Catherine Millet et la conférence de Jacques Lacan Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine sont les boussoles que nous nous sommes actuellement données pour aborder la question de la féminité et repérer la place qu’y occupe  l’écriture littéraire.

Dans Positions féminines de l’être(2), Eric Laurent retrace, de Freud à Lacan, la question de la féminité. Reprenant la notion de masochisme féminin de Freud, il rappelle que ce masochisme est cette fausse solution qui « consiste pour le sujet à s’assurer une place dans le fantasme de l’homme […] C’est une fausse solution car ce dont il s’agit dans la vérité de la position féminine c’est d’être ou pas cet élément ubiquitaire mais d’être Autre pour un homme qui se situe, lui, à partir du trait phallique ». Devenir Autre pour une femme, c’est se confronter à sa division entre deux jouissances : une jouissance phallique et une jouissance « extatique ». E. Laurent souligne que la position féminine, du côté de la jouissance pas-toute phallique, se particularise par « le narcissisme du désir » qu’il fait équivaloir à « un amour du désir ». Cette forme « de désir du désir » est ce qui vient à la place du phallus. Cette jouissance Autre féminine, qui déborde les limites phalliques, interroge les deux sexes et plus spécifiquement, souligne E. Laurent, le sujet moderne qui est confronté à l’impératif d’un surmoi pousse-à-jouir. La réponse éthique à ce surmoi moderne ne consiste pas à « s’attacher au mat du navire », ironise E. Laurent, pour résister à ce débordement de jouissance, mais à  tenter d’éprouver, dans un effort éthique, que ce surmoi peut « se réfuter, s’inconsister, s’indémontrer, s’indécider »(3).

Dans le cadre de l’Envers de Paris, notre Vecteur « Psychanalyse et littérature » s’est donné comme projet de rencontrer Nina Bouraoui pour qu’elle puisse éclairer, préciser et développer son lien singulier avec l’écriture, les thèmes abordés dans son roman et la psychanalyse.

La prochaine réunion du vecteur poursuivra la lecture de Mes mauvaises pensées, le mardi 21 mai à 20h30. Pour y participer contacter Marie-Christine Baillehache au 0642233703.

(1) Bouraoui N., Mes mauvaises pensées, Ed. Stock, 2005, p. 9 et 11.

(2) Laurent E., « Positions féminines de l’être », La Cause freudienne, n° 24, Ed. Navarin Seuil, 1993.

(3) Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.