Littérature et psychanalyse

 

 

Un roman désillusionné
par Zoé Raphael

 En 1984, lorsque  L’insoutenable légèreté de l’être est publié, Milan Kundera est en exil en France depuis 9 ans. En Tchécoslovaquie, Vaclav Havel est en prison depuis 7 ans en tant que dissident du régime communiste et plus précisément pour être l’un des trois porte-paroles de la « Charte 77 », une organisation de défense des droits de l’homme. Durant son incarcération, il écrit Le pouvoir des sans pouvoirs. L’insoutenable légèreté de l’être est la réponse que Kundera fait depuis la France à son exil, à l’écrit de Vaclav Havel et au pouvoir soviétique.

Les « amitiés érotiques » avec les femmes de Tomas, et particulièrement avec Sabina, et son mariage avec Tereza sont la métaphore de l’histoire politique de la Tchécoslovaquie. Les personnages de son roman sont les différentes facettes de la réflexion politique de Kundera sur les tourments de l’impossible pacification et libération du peuple tchèque soumis à la tyrannie communiste russe. Sabina porte la question de la liberté ; Tomas se donne des règles pour qu’il n’y ait pas de lien d’amour, pour s’en prémunir, pour s’en garder ; Tereza, l’enfant sauvé et à sauver du fantasme de Tomas, est la figure de l’amour qui vient déjouer le rigorisme de Tomas. Les nombreux rêves que fait Tomas sont les échos tordus, dissonants, grinçants du communisme autoritaire dépourvu d’amour que connaît la Tchécoslovaquie en ces années de plomb. Chacun des personnages est piégé, qui par l’amour, qui par la règle, qui par le fantasme, ne laissant à chacun pour toute solution que le désenchantement. « La tristesse était la forme du bonheur, et le bonheur le contenu. Le bonheur emplissait l’espace de la tristesse. »1 C’est une mélancolie, c’est un refuge dans la tristesse, comme seule solution. L’insoutenable légèreté de l’être est une méditation sur l’amour et sa confrontation à l’impossible émergence d’un sujet et d’un peuple singuliers dans un régime autoritaire. Face à l’Histoire, face à la deuxième guerre mondiale et ses terribles bouleversements, le courage et la responsabilité du peuple Tchèque ne suffisent pas. « Contrairement à ce qu’ils avaient fait en 1618, ils montrèrent alors plus de prudence que de courage. Leur capitulation marqua le début de la Seconde Guerre mondiale qui s’est soldée par la perte de leur liberté en tant que nation et personne ne savait pour combien de temps. »2

A la fin de son roman, Kundera revient sur la mort d’Iakov Djougachvili, l’un des trois enfants de Staline. Alors que le fils de Staline est dans un camp, capturé par les Allemands, il y est insulté pour avoir sali les latrines, et ne se sentant plus qu’un déchet, qu’« une merde », il se tue. « Si la damnation et le privilège sont une seule et même chose, s’il n’y a pas de différence entre le noble et le vil, si le fils de Dieu peut être jugé pour de la merde, l’existence humaine perd ses dimensions et devient d’une insoutenable légèreté. »3 Par ailleurs, pour Kundera, les « innocents » sont réduits à n’être que de coupables idéalistes : « Et [Tomas] se disait que la question fondamentale n’était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : est-on innocent parce qu’on ne sait pas ? »4 Qu’ont pu faire les tchèques face à l’Histoire ? Qu’ils aient été prudents, courageux ou que les femmes tchèques aient provoqué les soldats russes avec insolence, la tyrannie et son armée russes sont restées sans visage et sans corps : une pure autorité qui crée la terreur. Leur lourde structure qui tente d’unifier, d’encadrer, de recouvrir et de niveler les disparités est cette chape de plomb qui écrase toutes tentatives de vie singulière. L’écriture froide et objectivante du réalisme communiste que Kundera utilise dans ce roman a la force de l’ironie qui ne croit pas les hommes capables de s’unir et d’œuvrer ensemble. Désillusion de la famille, du couple, du communisme.

Juste avant L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera a écrit Le livre du rire et de l’oubli.

(1) Kundera M., L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, coll. folio, 1984, p. 467.
(2) Ibid., p. 330.
(3) Ibid., p. 360. 

(4) Ibid., p. 263.

L’objet « Kitsch totalitaire »
par Marie-Christine Baillehache

Dans  L’insoutenable légèreté de l’être Milan Kundera consacre tout un chapitre sur le Kitsch totalitaire qu’il définit comme l’esthétique standardisée du réalisme socialiste soviétique et contre lequel, affirme-t-il avec force, tout art véritable doit s’insurger avec vigueur. Il en dénonce la volonté d’être un art politique en prétendant à la vérité unique et à l’universalisation des idéaux de l’amour, du courage et de l’égalité. Sa vérité unique et ses idéaux universelles ne sont que des idées reçues et des discours communs qui refusent toutes contradictions et toutes mises en doute. Son esthétique est faite de représentations standardisées imposant une vision rassurante et factice du monde et voulant provoquer une adhésion sentimentaliste et exaltée à son discours du maitre totalitaire. Sa dictature de l’émotion piège l’objet du fantasme du sujet et lui substitue un objet factice, stéréotypé, consommable et dépourvu de signification véritable et de cause réelle singulière. Le Kitsch totalitaire est une expérience de sensations fausses et de pure surface qui nettoie à l’eau de rose la complexité et l’épaisseur du rapport du sujet au réel.

Le kitsch est une des armes de propagande du totalitarisme socialiste soviétique qui ignore avec une passion destructrice tout ce qui se refuse à sa norme et se réfère à une singularité différente qu’il rejette comme « un crachat jeté au visage de la souriante fraternité »(1). Il est l’écran imaginaire que le discours du pouvoir absolu se donne pour dissimuler sa passion de l’ignorance du réel, le sien et celui cause singulière du désir. « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable »(2)Le kitsch totalitaire que dénonce radicalement M. Kundera, est une passion d’élimination du réel.

Principal représentant de l’Union des Ecrivains Tchèques réclamant une littérature indépendante du pouvoir, M. Kundera est censuré puis interdit de publication par le pouvoir soviétique après son invasion armée de la Tchécoslovaquie en aout 1968, entrainant la chute du Printemps de Prague. C’est en 1975 qu’il décide de s’exiler en France où, naturalisé français en 1982, il écrit en tchèque L’insoutenable légèreté de l’être. Son roman, aux multiples entrées, a aussi pour visée littéraire de faire tomber « le masque de beauté »(3) du Kitsch Totalitaire et de faire faillir « son mensonge intelligible » (4) afin de délivrer le « corps étranger »(5) que le pouvoir totalitaire qu’il sert tient prisonnier. Cette coupure dans l’Autre du discours du maître absolu, M. Kundera l’appelle La trahison. « Trahir c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu » (6). Et comme artiste écrivain, il « ne connait rien de plus beau que de partir dans l’inconnu (7). Cette « trompette d’or de la trahison », « cette voix » ouvrant « devant elle un espace encore immense de liberté »(8), Lacan nous enseigne qu’elle est « un point de jouissance »(9), l’objet (a). C’est de cet objet (a) que M. Kundera part et qu’il remet en circulation dans la structure de son écriture. Pour la première fois, dans L’insoutenable légèreté de l’être, il se met au travail d’une esthétique de la fragmentation. Il écarte toute narration linéaire et la remplace par un entremêlement de récits courts de styles différents : méditations philosophiques, anecdotes historiques, narrations oniriques, diversités des facettes d’un même personnage, aucune psychologie des personnages, angles différents d’un même récit, … Ces fragments hétérogènes juxtaposés sans soucis de chronologie défont toute prétention à une vérité absolue et donnent toute sa place à « la vérité d’un discours qui – s’il est vrai […] – est la vérité d’un discours qui peut dire oui et non, en même temps, de la même chose […] et qui, se disant, se faisant, comme drôle de discours, introduit une vérité. Ca aussi, c’est fondamental ! »(10).

Avec L’insoutenable légèreté de l’être, M. Kundera démontre que si la « qualité d’exception »(11) de l’objet (a) le rend apte à devenir « la métaphore de la jouissance du maître »(12), elle le rend avant tout impropre « à être pris par la domination – quelle qu’elle soit – du signifiant, fut-elle entièrement constituée au rang de domination sociale »(13). Par son choix de faire circuler librement et à son insu, dans son écriture, l’objet (a) cause de son désir, M. Kundera fait de son roman une arme politique.

(1) Kundera M., L’inquiétante étrangeté de l’être, Gallimard, 1986, p. 372.
(2) Ibid., p. 373.
(3) Ibid., p. 368.
(4) Ibid., p. 377.
(5) Ibid., p. 374.
(6) Ibid., p. 140.
(7) Ibid., p. 140.
(8) Ibid., p. 176.
(9) Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 25/01/1967, inédit.
(10) Ibid., leçon du 21/06/1967.
(11) Ibid., leçon du 31/05/1967.
(12) Ibid., Leçon du 7/06/1967.
(13) Ibid., Leçon du 31/05/1967.