Mot-heurt !

Mot-heurt !

Par Olivier Talayrach

« Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit »

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés »

Stéphane Mallarmé

 

On pourrait croire que Mallarmé avait lu François Cheng et son Écriture poétique chinoise. Le titre, Motheurt, peut se lire mother, la mère, de lalangue maternelle transmise par nos proches parents[1]. Il se lit aussi bien comme le heurt des mots, sur le corps, faisant de nous des poèmes, et comme moteur, de nos actions.

Dans L’os d’une cure, page 27, Jacques-Alain Miller écrit : « Comme Lacan l’indique, le sujet est poème plutôt que poète, c’est un être parlé. Une psychanalyse accomplit sur le poème subjectif une sorte d’analyse textuelle qui a pour effet de soustraire l’élément pathétique afin de dégager l’élément logique. »

L’analysant ou futur analysant vient se plaindre du poème qu’il est sans le savoir. Il n’en connaît quasi rien. Il place dans l’autre ce savoir sur lui-même. Il demande le poète. Il peut penser que des choses sont écrites en lui ou sur lui, mais il n’en voit parfois ni la raison, ni la signification. Il va passer un temps à entendre qu’il n’est pas celui qui rédige ou qui dirige sa conduite, mais que celui qui la dirige, c’est le poème dont il suit le texte, déjà rédigé, à la lettre. Conduite qu’il apprend à reconnaître, non plus seulement comme celle qu’il subit, mais qu’il consent à subir. Il y voit sa part de responsabilité dans cette lecture immobilisante du poème qu’il est, en restant là, à répéter, jusqu’à ce qu’il lui soit possible de l’entendre. Cette lecture, il la laissait jusque-là aux autres, ou à l’habitude, son destin.

Il va se mettre au travail pour déchiffrer le poème. Apprendre à lire d’abord, puis décider s’il est d’accord avec ce qu’il lit ou à trouver d’autres voies s’il ne l’est pas, tenter de raturer pour mieux y revenir, entendre autrement cette inscription, repérer qu’écrire, c’est d’abord dire avec un Je qui fait qu’ensuite, c’est écrit, et qu’il n’est pas trop tard. Il va se moduler, cesser de vouloir changer de poème pour consentir enfin à le prendre au sérieux, pour ne plus y croire. Il va devenir poète, faire un effort de poésie.

Il saura, dès lors, quelque chose de cette écriture qui contient sans le dire ce qu’il a de plus précieux comme savoir en devenir. Préciosité qui aboutira hors-beau et hors sens. Il ne voudra plus tout dire ou tout écrire, s’apercevra des nuances entre savoir, savoir-faire, savoir-vivre et savoir y faire, et parfois même, avec Godard[2], que le savoir est ce qui l’empêchait de voir, de préférer l’ignorer. Il attrapera quelque chose de l’impossible à dire, sans plus chercher à conceptualiser ce savoir-là. Un poète au travail qui ne sait pas encore ce qu’il écrit, mais qui désormais assume d’écrire quelque chose, ni envers ni contre lui, laissant ailleurs son pathos pour peindre, en logique, « non plus la chose, mais l’effet qu’elle produit ». C’est ainsi qu’il pourra en assumer les conséquences.

Au moment de conclure, il s’aperçoit qu’il lui est nécessaire de consentir à être poème à nouveau. Laissant l’initiative aux mots, glissant de la tonalité à la modulation[3] pour ne plus être le poème de l’Autre, mais celui qui s’écrit hors. Aussi, il se tient à l’impossible, seule rampe de sa boussole. Écrire de son écriture, pas de sa plus belle, en modulant sa voix qui équilibre son poème en bosses et en creux. Épouser sa courbe. Le pathétique-fou-le-camp hors champ du poème qui s’invente.

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit.

[2] Godard J.-L., Entretiens avec Isabelle Huppert, 3 février 1981, sur RTS, disponible sur internet ici>>.

[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’insu… », op. cit.