Psynéma avril

Compte rendu de la séance
Mars 2017

Notre dernière séance a été consacrée à un large débat autour des deux films que nous avons finalement choisis quant à l’exposition future de nos travaux sur le phénomène « alien » dans le cinéma : The Thing de Carpenter (1982) plus que jamais d’actualité — et Invasion of the Body Snatchers de Kaufman (1978) qui a ses antécédents notoires — lui aussi d’une actualité politique brûlante. Entre ces deux derniers films, impossible ici de ne pas insérer l’énigmatique Alien de R.Scott sorti en 1979. Il est incontestable que ces trois longs métrages se répondent quant au noeud de la jouissance et du corps dont il est question. Cette triplicité a marqué par ailleurs son époque, parfois après coup comme pour The Thing — il s’agirait maintenant de démontrer ce qu’elle implique comme dire.

Nous avons relu dans cet esprit la séance du 14 juin 1967 du Séminaire La logique du fantasme. Dans cette leçon fondamentale Lacan montre en quoi « l’aliénation de la jouissance », disons en tant que jouissance phallique, est corrélative de la logique d’un discours, notamment celui du Maître, dont les semblants mènent le jeu : « L’homme, pour la raison structurale qui fait que c’est sur la sienne, de jouissance, qu’est pris un prélèvement qui l’élève à la fonction d’une valeur de jouissance, l’homme se trouve plus électivement le premier à supporter la réalité de ce trou introduit dans la jouissance. C’est bien pourquoi, aussi, c’est lui pour lequel cette question de la jouissance (…) est telle qu’il peut y donner des solutions articulées. Il le peut à la faveur de ceci : qu’il y a dans la nature de cette chose qui s’appelle le corps, quelque chose qui redouble cette aliénation — de la structure du sujet — aliénation de la jouissance. A côté de l’aliénation subjective — je veux dire dépendante de l’introduction de la fonction du sujet — qui porte sur la jouissance, il y en a une autre qui est celle incarnée dans la fonction de l’objet (a).»

Dans cette séance importante Lacan situe donc topologiquement un double phénomène d’aliénation de la jouissance : d’une part celle de la jouissance phallique conditionnée par le discours du maître, et d’autre part celle qui s’incarne dans l’objet a, hors-corpsvoix, regard, excrément, sein — échappant à la mortification phallique, et centré sur un vide, sans substance.

L’impossibilité structurale que le corps du partenaire sexuel soit « de plein droit » (soulignons ici la face juridique) la métaphore ou le signifiant de la jouissance de l’autre sexe implique un déplacement de la jouissance « qui met une jouissance dans la dépendance du corps de l’autre » : « Moyennant quoi la jouissance de l’autre reste à la dérive.» C’est dans cette béance, dans le suspens d’un chiasme des jouissances dont on peut rêver comme conjonction de deux corps ou de deux entités, qualifiées à l’occasion de mâle et de femelle, c’est dans cette impossibilité que s’opère ce déplacement de la jouissance, la jouissance sexuelle ou phallique n’étant pas inscriptible comme fonction. On a là les premiers linéaments ou le bâti de ce qui s’énoncera dans l’enseignement de Lacan un peu plus tard comme l’impossibilité d’écrire un rapport sexuel.

Les films que nous avons évoqués plus haut renouvellent en quelque sorte la problématique lacanienne de cette dérive ou de ce déplacement des jouissances et du discours qui les implique : les corps y apparaissant dans une étrangeté radicale, morcelés, disjoints d’une jouissance informe, dont les limites sont indéterminées. Le dernier film de Rupers Sanders, Ghost in the Shell (2017) est à cet égard pas si mal, voire par moment saisissant de vérité — répondant par ailleurs, et d’une certaine façon, au film de Glazer : Under The Skin (2014) ; dans ces deux films d’anticipation et de science fiction Scarlett Johansson incarne en effet une femme-alien pour le moins singulière. Le film de Rupers est par ailleurs une nette continuation de Blade Runner de R. Scott (1982). Pointons aussi dans cette veine le remarquable film de J. Madden : Miss Sloane (2017)Jessica Chastain y incarnant une femme elle-aussi par certains côtés « alien », une vraie « déglingueuse » (pour reprendre là une expression de Gérard Wajcman) hors-pair qui fait dégringoler le toit du Capitole… Nous aurons sans doute à y revenir dans nos prochaines séances. Car la jouissance féminine en tant que pas-toute échappe à cette logique de l’aliénation phallique ou objectale conditionnée par le langage. Les films que nous venons d’évoquer montrent du reste, et d’une façon originale, ce fantasme d’une totalité phallique dont le corps de la femme serait le parangon. Pas mal de films jouent de cette corde.

Une part importante de notre séance de travail a été consacrée à la tétralogie de science fiction Hunger Games (2012-2015), notamment au premier opus réalisée par Gary Ross. Cette série remarquable renouvelle en effet la question de « la lutte des classes » en la nouant de façon originale à la ségrégation et aux discours qui la conditionne : y est montré à cet égard la figure d’un maître moderne pour le moins féroce ; Carole Herrmann, Elisabetta Milan et Maria-luisa Alkorta s’attachent en tout cas à écrire un article là-dessus pour le prochain numéro de la revue Horizon…

Enfin, Psynéma tente de nouer un partenariat avec une association dépendante de la Mairie du 15e arrondissement. Nous donnerons plus de détails dans le prochain courrier.

La prochaine séance, le 22 avril à 16h chez Carole Herrmann, sera consacrée entre autres aux films The Thing et Invasion of the Body Snatchers et à ceux qui sont récemment sortis.

Karim Bordeau

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Karim Bordeau
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Prochaine rencontre
le 22 avril 2017
à 16h

Carole Herrmann