Psynéma février

Compte rendu de la séance de
janvier 2017

par
Karim Bordeau

Notre dernière séance a été consacrée à l’étude de la leçon, très importante quant à notre sujet d’étude, du 31 mai 1967 du Séminaire XIV : La logique du fantasme.

Lacan redouble en effet dans cette leçon – et celles qui suivent – l’aliénation telle qu’il l’avait articulée dans ses séminaires précédents, de celle de la jouissance supportée par le corps dans la mesure où ce corps devient le lieu de l’Autre[1], soit une altérité radicale par rapport à laquelle la jouissance aura à se situer. Lacan situe en effet celle-ci par rapport au signifiant et la marque sur le corps, si bien que les termes d’aliénation de la jouissance sont à entendre ici en un sens plus aristotélicien qu’il ne semble au premier abord : « si nous avons introduit la jouissance c’est sous le mode logique de ce qu’Aristote appelle une ousia, une substance. C’est à dire quelque chose qui ne peut être (…) ni attribué à un sujet, ni mis dans aucun sujet. C’est quelque chose qui n’est pas susceptible de plus ou de moins, qui ne s’introduit dans aucun comparatif, dans aucun signe « plus petit » ou « plus grand », voire « plus petit ou égal ». La jouissance est ce quelque chose dans quoi marque ses traits et ses limites le principe du plaisir. Mais c’est quelque chose de substantiel et qui, précisément, est important à produire sous la forme que je vais articuler au nom d’un nouveau principe : il n’y a de jouissance que du corps. »[2]

Ce sont les signifiants maîtres qui sont causes (au sens de la cause finale aristotélicienne) de cette jouissance[3]. Le mathème du Discours du Maître montre alors que cette aliénation au signifiant maître reste insu d’une certaine façon du sujet en position de vérité. Une cure analytique produit alors la chute de ces signifiants-maîtres qui aliénaient la jouissance sous la modalité d’un impératif ou d’un commandement.

L’aliénation, telle qu’elle est formulée et démontrée ici, n’est donc pas déduite d’une conscience de soi aliénée dans une autre conscience de soi (Hegel), mais relève d’une logique et topologie du signifiant – du fait de l’inexistence de l’Autre. C’est bien ce qu’aperçoit Descartes à sa façon, puisque qu’il fonde sa certitude de sujet en rejetant tous les savoirs établis de son temps, d’où d’ailleurs le rejet étrange du corps dans l’étendue de l’espace partes extra partes.

L’enfer ce n’est pas que les autres nous déforment et nous en imposent, comme pouvait l’articuler J-P. Sartre dans son Huis clos à lui (« l’enfer, c’est les autres »), car l’enfer est d’abord dans le je[4] comme fantasme de l’Autre en tant que barré. L’aliénation au sens lacanien du terme, c’est à dire en tant que choix forcé impliquant la perte d’au moins un terme, est cohérente à ce « rejet » de l’Autre comme champ clos et unifié. Le sujet aliéné qui résulte de cette opération- aliénation, se supporte alors d’un je ne pense pas, « en tant qu’il s’imagine maître de son être, c’est à dire ne pas être langage. »[5]

Les films les plus audacieux sur la thématique des Aliens ne sont pas sans nous le montrer ne serait-ce que dans cette imagination d’une autre espèce, à l’occasion muette comme les carpes, mais dotée d’une technologie par ailleurs très sophistiquée, et échappant aux effets incommodes de langage.[5]

Nous avons donc, dans cette leçon du 31 mai 1967 évoquée plus haut, en quelque sorte un sous-bassement de la logique du Discours du Maître quand celui-ci attrape les corps et « organise » un mode jouir commandé par la pluralité des signifiants maîtres de l’impératif.[6]

Les films sur les Aliens montrent-ils ainsi, d’une certaine façon, cet essaim de signifiants maîtres qui parasitent le corps parlant. A cette plurivalence des signifiants maîtres vient se nouer la problématique, très contemporaine, de « l’ennemi intérieur », se redoublant de celle (les deux choses vont ensemble) d’un corps-alien vide de jouissance et sans affect. Le fameux film de P. Kaufmann, Invasion of the Body Snatchers (1978) est à cet égard un paradigme ; celui de S. Spielberg, La guerre des mondes, sorti en 2005 est non moins fondamental. Peut être que les deux films par ailleurs se répondent. Quoi qu’il en soit, le corps imaginé comme ennemi du sujet traverse toute une filmographie sur les Aliens – The Thing de Carpenter (1982) est à cet égard saisissant.

Prochaine séance le 25 février à 17 H chez Carole Herrmann. Elle sera consacrée à la lecture de la leçon du 14 juin 1967 du Séminaire XIV La logique du fantasme, préparée par Elisabetta Milan. On parlera aussi de The Thing de Carpenter à partir d’un texte de présentation écrit par Emilie Pitoiset, – puis, entre autres, du film de P.Kaufman.

[1] « Le corps lui-même est d’origine ce lieu de l’Autre en tant que c’est là que, d’origine, s’inscrit la marque en tant que signifiant.» Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, Inédit, leçon du 31 mai 1967.
[2] Ibid. Lacan calque ici, en le condensant, un passage décisif de l’Organon d’Aristote, Catégories I, De l’interprétation II, Editions J. Vrin, 1994, Paris, pp. 7-20.
[3] Dans son Encore, Le Séminaire, Livre XX, Editions du Seuil, Paris, 1975, p.26 : « Le signifiant c’est la cause de la jouissance… L’efficience, dont Aristote nous fait la troisième forme de la cause, n’est rien enfin que ce projet dont se limite la jouissance. » Lacan introduit peu avant les termes de substance jouissante, dont il parle déjà dans cette leçon du 31 mai.
[4] Cf. La Logique du fantasme, op.cit., séances du 25 janvier 1967.
[5] Cf. Lacan J., Autres écrits, Editions du Seuil, Paris, 2001, p. 324.
[6] Cf. p. 33, Encore, op.cit.

Prochaine rencontre
le 25 février
à 17h

chez Carole Herrmann