Qu’est-ce que savoir lire ?

Par Isabela Otechar

 Ma lecture du texte majeure de Jacques-Alain Miller Lire un symptôme et les questions, discussions, relances, mises en mouvement provoqués par le travail du Vecteur ont fait résonner pour moi la question qu’il pose : quelle différence y a-t-il entre parler et écrire, écouter et lire ? Ce point de différence est essentiel à la psychanalyse et à la littérature.

C’est dans cette différence que la psychanalyse, orientée par le dernier enseignement de Lacan, travaille en mettant l’accent sur l’écriture et la lecture. J.-A. Miller situe cela dans son texte de manière limpide :

« La psychanalyse n’est pas seulement affaire d’écoute, listening, elle est aussi affaire de lecture, reading. Dans le champ du langage sans doute la psychanalyse prend-elle son départ de la fonction de la parole mais elle la réfère à l’écriture. Il y a un écart entre parler et écrire, speaking and writing. C’est dans cet écart que la psychanalyse opère, c’est cette différence que la psychanalyse exploite. »[1]

Si la psychanalyse, précise-t-il, participe de la rhétorique, « elle ne s’y réduit pas ». Si savoir dire est différent de savoir lire, c’est le savoir lire qui fait la différence et « le bien dire propre à la psychanalyse se fonde sur le savoir lire »[2]. Il s’agit de savoir « lire un symptôme ». Il s’agit de savoir lire ce qui est le plus singulier dans le symptôme du sujet. Au-delà des signifiants qui articulent un texte littéraire et une parole analysante, il y a un réel hors-sens qui ne peut que s’écrire. En psychanalyse comme en littérature, il s’agit d’aller au-delà du bien dire, en sachant lire ce qui s’écrit.

 Savoir lire s’apprend-t-il ?

Ce savoir lire dont il est question ici, pouvons-nous l’apprendre ? Et pouvons-nous l’enseigner ? Jacques Alain Miller répond que la cure apprend à l’analysant à bien dire et à savoir lire mais  « hors de toute pédagogie»[3].

Lors de la réunion du vecteur, au moment de ma présentation du texte, j’ai souligné combien, dans mon expérience passée d’étudiante en psychologie, je m’étais confrontée à cet enjeu du hors de toute pédagogie. Longtemps attachée à un savoir complet, à un discours soutenu par un maître, à l’utilisation d’un mode d’emploi et à la recherche d’une réponse, j’ai pu, dans ma cure, m’orienter du réel et avoir un autre rapport avec le sens. La section clinique du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, lors de sa discussion sur les dangers de la Loi de programmation pluriannuelle sur la recherche, n’a pas manqué de faire valoir que l’enseignement de la psychanalyse est distant de toute pédagogie pour se tenir sur le bord du trou du non-savoir. Il s’agit de faire en sorte que le savoir résonne dans le corps pour qu’il produise des effets de formation. Cette remise en question du rapport au savoir maitre est en lien avec l’écrit de l’expérience de la subjectivité et le savoir lire. Ma lecture du texte complexe Action de la structure de J.-A. Miller m’a permis de faire un tour supplémentaire dans ma distanciation avec les discours aux prétentions totalisantes. Dans ce texte, J.-A. Miller met en valeur que le sujet de la parole comme sujet de l’inconscient structuré comme un langage possédant une dynamique propre « suffit à ruiner la possibilité d’un discours qui chercherait son fondement dans la sphère d’une donation immédiate, à la fin – à l’origine – du parcours historique ou méthodique d’une conscience »[4]. Le manque est en jeu dans l’Autre du langage et dans le sujet de la parole et ce manque est spécifique :

« Le manque dont il s’agit n’est pas une parole tue qu’il suffirait de porter à jour, ce n’est pas l’impuissance du verbe ou une ruse de l’auteur, c’est le silence, le défaut qui organise la parole énoncée, c’est le lieu dérobé qui ne pouvait s’éclairer parce que c’est à partir de son absence que le texte était possible, et que les discours se proféraient : Autre scène où le sujet éclipsé se situe, d’où il parle, pour quoi il parle. »[5]

 Ainsi, le manque est en jeu dans la parole d’un sujet. Ce qui est à entendre dans la parole du sujet est «  non seulement ce que ça veut dire, mais surtout ce que ça ne dit pas, dans la mesure où ça veut ne pas le dire »[6]. Ecouter la parole du sujet, c’est précisément entendre que ce ça veut ne pas dire met en jeu un réel qui ne se dit pas, qui ne se sait pas mais qui s’écrit.

Un réel qui s’écrit d’une Lettre.

Dans son texte Lire un symptôme, J.-A. Miller démontre que si l’être s’obtient du signifiant, cet être « appelle, nécessite un au-delà de l’être »[7]. Penser l’être, c’est envisager son contraire. De même, envisager le vouloir dire, c’est considérer le vouloir au-delà du dit. Lier le manque-à-être au vouloir dire, c’est lier le sujet du signifiant comme manque-à-être à un vouloir être. Le manque-à-être est animé d’un « désir de faire être ce qui n’est pas »[8]. Si l’inconscient est structuré comme un langage, il est aussi ce want to be, cette action de la structure. C’est ce want to be qu’il s’agit de savoir lire au-delà du bien-dire et de son écoute. Ramenant ce want au réel, J.-A. Miller en fait un « être mais qui ne serait pas un être de langage »[9]. Ce réel n’a pas de sens, mais il est un want to be qui en appelle au langage. Il est « un langage réduit à sa matérialité, c’est un langage qui est réduit à sa matière signifiante, c’est un langage qui est réduit à la lettre »[10]. Dans sa matérialité, la lettre ne produit pas de sens mais produit dans le langage une résonance singulière pour un sujet. C’est cette résonance que produit l’écriture littéraire lorsqu’elle se libère de l’unique recherche du sens d’une histoire cadrée et a un effet d’affect sur le corps sensible qui est sans pourquoi. L’art littéraire et la psychanalyse se rejoignent, lorsque ni l’un ni l’autre ne cherchent à faire de la vie une fiction au sens maitrisé et conduit de bout en bout sur une voie linaire, mais savent accueillir ce qui de la vie humaine de chacun va à la dérive, échappe à la signification et évoque un réel hors-sens. Dans sa conférence à Baltimore en 1956, Lacan écrit :

« [J]e suis aussi un homme et en tant qu’homme, mon expérience m’a montré que la caractéristique principale de la vie humaine […] que cette caractéristique est que la vie humaine va, comme on le dit en français, « à la dérive ». La vie descend la rivière, touchant une rive de temps en temps, s’arrêtant un moment ici ou là, sans rien comprendre à rien. Et c’est le principe de l’analyse que personne ne comprend rien à ce qui se passe. » [11]

[1] Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, Juin 2011, n° 24, p. 1.

[2]Ibid.

[3]Ibid.

[4] Miller J.-A.« Action de la structure », p. 97, disponible sur internet : http://cahier. Kingston.ac.Uk/vol09.6miller.html

[5]Ibid.., p. 102.

[6]Ibid.

[7] Miller J.-A., « Lire un symptôme, Londres », Op. cit., p. 1.

[8]Ibid., p. 2.

[9] Ibid.

[10]Ibid.

[11]Jacques Lacan, « De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible », Baltimore (USA), 1966, p. 3, disponible en ligne : http://www.acheronta.org/lacan/baltimore-fr.htm