Rencontre avec Thomas Bellorini

par Pierre-Yves Turpin

Vecteur
Le corps, pas sans la psychanalyse

On peut voir se former, se condenser, mais aussi changer, évoluer différentes ségrégations, comme changent et évoluent dans la réalité de notre époque les multiples identifications des sujets en fonction des contingences de lieu et de circonstances

C’est au CentQuatre – Paris que nous avons récemment organisé une réunion préparatoire à la Journée de l’Envers de Paris du 10 Juin. À cela deux raisons: «Les nouveaux visages de la ségrégation» ont pour l’essentiel occupé cette année les réflexions de notre Vecteur – Recherche «Le corps, pas sans la psychanalyse»; c’est d’autre part au CentQuatre que le chef de chœur et metteur en scène Thomas Bellorini, qui y est en résidence, a montré trois soirs de suite un work in progress «C’ le chantier», en tant qu’étape d’une mise en scène qu’il réalise d’une pièce d’Erri de Luca, Le dernier voyage de Sindbad , écrite à partir d’un fait divers récent et tragique faisant écho aux drames des migrants: cette pièce est en parfaite résonnance avec les problèmes actuels de ségrégation.

Dans cette pièce toute de force, d’engagement mais aussi de poésie, Erri de Luca nous emporte sur un rafiot où s’entassent dans les cales les corps d’émigrés clandestins de toutes provenances, cultures, langues …, comme un «chargement de la plus rentable des marchandises de contrebande: le corps humain»[1], partis de nuit d’on ne sait où pour traverser la mer vers un eldorado fantasmé commun, l’Europe.

De cette fiction tragique quant à la chair et aux corps, Thomas Bellorini propose une mise en scène très dépouillée, jouant souvent sur l’inversion de ce qu’on voit sur scène par rapport à la situation qu’on imagine à la lecture du texte de la pièce par un récitant – Sindbad, et où il fait se rencontrer une foison de langues, voix, chants et musiques dans une distribution multiculturelle. Thomas Bellorini cherche ainsi à «travailler sur d’autres sens et d’autres émotions que directement les mots ou le concret du dialogue, ce qui permet d’entendre, de comprendre ce qu’on entend mais de manière toujours plus intellectuelle ou rationnelle»: autant dire titiller l’inconscient tant des acteurs que des spectateurs.

Dans ce bateau – ‘laboratoire métaphorique’, fiction représentative de notre monde, où les notions d’espace et de temps se trouvent considérablement rétrécies, on peut voir se former, se condenser, mais aussi changer, évoluer différentes ségrégations, comme changent et évoluent dans la réalité de notre époque les multiples identifications des sujets en fonction des contingences de lieu et de circonstances[2].

Parmi toutes ces représentations métaphoriques de sujets et de corps en situation dans la mise en scène, l’une d’elles nous a particulièrement interpellés.

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© Salvatore Puglia

Le spectateur pénètre dans le théâtre à même la scène, où sont répartis acteurs, chanteurs, musiciens, tous debout et immobiles, tout de noir vêtus: face à la salle chacun murmure quelque chose à voix très basse, presqu’inaudible, créant un bruit de fond comme autant de lalangues entremêlées que chaque-un se parle à lui-même. Non pas tassés tels des caisses en cale comme on pourrait l’imaginer, ils sont répartis sur la scène, très séparés les uns des autres. Les acteurs parleront, les chanteurs chanteront dans leur langue et les musiciens joueront leurs musiques: ils resteront isolés et ne bougeront pratiquement pas tout au long du spectacle. Seule une trapéziste peut prendre son envol et faire entre ciel et terre des arabesques comme autant de métaphores du vent, des mouettes, d’anges qui passent quand on jette à la mer un homme qui aurait «apporté la tempête» ou quand une mère fait de même pour son enfant mort-né. Thomas Bellorini en dit: «… c’est plein de petites bulles qui se mélangent de temps en temps, et d’un coup ça va vers l’autre».

Au plan analytique ce parti-pris de mise en scène a évoqué chez nous le fait que quels que soient les promiscuités, regroupements, classifications et remaniements ségrégatifs dans lesquels il est impliqué, chaque corps-parlant est toujours entouré d’une bulle et continue au fond à parler sa lalangue, en tant qu’il est pris dans le réel de sa propre jouissance autoérotique, nommée par Lacan Jouissance-Une dans son dernier enseignement et telle que Jacques-Alain Miller l’a dépliée pour nous[3].

L’artiste nous enseigne là que la ségrégation, qui implique toujours une violence sur les corps, allie classification et jouissance, et qu’à la ramification contemporaine des processus ségrégatifs comme conséquence de l’emprise envahissante du discours de la science, la psychanalyse doit répondre en considérant la singularité de chacun[4], visant ainsi à retrouver l’inclassable sujet du désir.

Pierre-Yves Turpin
pour le vecteur «Le corps, pas sans la psychanalyse» animé par Geneviève Mordant

[1] Erri de Luca, quatrième de couverture du livre Le dernier voyage de Sindbad, traduction française de Danièle Valin, Le Manteau d’Arlequin, NRF/Gallimard, Paris, 2016.
[2] Erri de Luca: «Des gens de peuples ennemis, qui à terre se sont égorgés et s’égorgeraient tout de suite, dorment ici côte à côte et se donnent même un coup de main. Quelle étrange humanité !», dit le maître d’équipage à Sindbad, ibid. p. 16.
[3] Jacques-Alain Miller «Les six paradigmes de la jouissance», La Cause Freudienne n°43, pp. 7 – 29.
[4] Marie-Hélène Brousse «Ségrégations/Subversion», The Lacanian Review n°3, Paris 2017, p. 8.