S’engager dans son mouvement…
Entretien avec Pierre-Emmanuel Massoni(1) et Grégory Alliot(2)
Par Sarah Dibon
L’association Les Minis Pousses(1) accueille des enfants de 0 à 8 ans et leurs parents orientés par les consultants de CMP (psychiatres et psychologues), les psychologues scolaires, les PMI et l’ASE, du 19e à Paris. L’accompagnement psychologique et social proposé se décline sous la forme d’un accueil des enfants avec leurs parents, et d’entretiens de suivis encadrés par une équipe pluridisciplinaire de professionnels de la petite enfance. Particulièrement, il est proposé à chaque enfant de s’inscrire dans des ateliers arts plastiques, musique, marionnettes, contes, danse, animés par des artistes.
Sarah Dibon : Comment en êtes-vous arrivé à inventer ce dispositif singulier, et notamment à y faire intervenir des danseurs ?
Pierre-Emmanuel Massoni : Je venais de la danse et je suis devenu infirmier. En hôpital de jour j’ai mis en place un atelier danse avec une petite fille ayant un autisme très sévère. Puis avec certains collègues on est allé au 104 pendant trois ans avec des enfants autistes.
On s’est aperçu qu’il y avait des vertus à aller hors les murs, dans un lieu dédié à la pratique, avec un vrai contenu. Par ailleurs, au CMP, des enfants montraient des signes de souffrance psychique mais sans troubles psychiatriques avérés. Je trouvais délétère pour des enfants angoissés, qui déprimaient, de se trouver avec des gamins ayant des troubles psychotiques et autistiques graves.
Partant de ces constats je me suis dit qu’il y avait quelque chose à créer. J’ai eu l’idée des Minis Pousses. L’année 2013 aura servi au montage, à faire un business plan du territoire pour voir quels partenariats étaient possibles. La grande chance qu’on a eu c’est que le Dr Catherine Zittoun, médecin chef du Nord Est parisien à Maison Blanche, a tout de suite cautionné ce projet. Je lui ai proposé que nous soyons partenaires et qu’elle nous oriente des familles. J’y suis allé à l’audace.
S.D. : Pourriez-vous nous dire un mot sur votre rencontre avec la danse et sur votre formation de danseur ?
P.-E. M. : Je l’ai faite tardivement, à la petite vingtaine. D’abord le conservatoire en auditeur libre, puis une formation au centre chorégraphique national de Montpellier.
Une amie qui travaille au théâtre de Caen me disait : « j’en ai marre que tu danses dans ma cuisine, viens voir un spectacle. » C’était le centre chorégraphique du Havre, François Raffinot, le chorégraphe et directeur. Ce fut un bouleversement. Je me suis dit, je veux faire ça. J’étais éducateur sportif à cette époque et je donnais des cours de fitness. Je commençais à toucher un peu à la danse par le hip hop. En prenant mon premier cours de danse contemporaine, là le déclic, le déclic de ma vie.
Les possibles du corps me fascinent. Moi qui était sportif, je voyais une virtuosité dans une technicité du corps au service du sensible et pas du musculaire, de la performance sportive ou de la compétition. Une narration sans mots du pathos, F. Raffinot était un peu là-dedans encore à ce moment-là. On peut raconter des histoires aux autres avec son corps, sans forcément parler, sans forcément être dans la pantomime, le mime, mais plutôt dans une pure abstraction du corps, du mouvement. C’est le mouvement organique qui m’a beaucoup plu. Le chorégraphe était dans une esthétique à partir d’un mouvement organique. J’étais plus intéressé par De Keersmaeker par exemple que Cunningham ou Martha Graham qui étaient vraiment dans la forme esthétique virtuose, qui descend du classique. On pourrait nuancer tout ça.
S.D. : Quelles sont les particularités de l’atelier danse dans le dispositif que vous avez créé ?
P.-E. M. : Aux Minis Pousses, ce qui m’intéressait, c’est ce que j’avais vu avec la sculptrice de l’hôpital de jour. Les enfants ne déposent pas du tout la même chose auprès de l’artiste qu’auprès du soignant. Donc l’idée est de proposer une chose qui ressemble à la vraie vie et le moins possible à des soins dans le sens sanitaire. Une des singularités dans la création des Minis Pousses, c’est que les ateliers sont animés par des artistes professionnels qui montent sur scène. On ne veut pas de profs ou de soignants.
On fait de la danse ? Eh bien on va dans un lieu dédié à la danse. Et ça sera un danseur ou une danseuse. Et non pas je pousse les meubles de la salle d’activité de l’hôpital, avec une infirmière qui a pris trois cours de je ne sais quoi pour faire l’atelier danse. Parce qu’il y a l’aspect économique évidemment, le premier argument, mais il y a aussi un peu un côté « pour ces enfants ça ira bien ». Ça c’est un truc que j’ai du mal à accepter.
Ce qu’on va proposer au niveau corporel n’est pourtant pas évident. On va travailler au sol et les yeux fermés. Alors qu’habituellement en atelier danse on met les enfants face à un miroir, 5, 6, 7, 8 et c’est parti. Là, on est vraiment dans une exploration sensorielle du mouvement pour des enfants de 4, 5 ans. On leur dit : la danse que nous te proposons, sache que ça peut être un métier, que ça a une histoire et qu’il y a des lieux dédiés, pour transmettre la préciosité de ce que peut représenter une certaine pratique et culture chorégraphique. Et un atelier est toujours suivi d’une heure d’analyse de pratique, ce qu’on appelle le « post-groupe » avec une reprise de ce qui s’est passé. L’artiste est payé pendant cette heure-là aussi. Tous les adultes qui ont participé à l’atelier sont présents : l’artiste, un ou deux soignants encadrants, un stagiaire comme il y en a souvent.
Les jeudis après-midi nous allions au Centre National de la Danse pour des ateliers, pour voir des compagnies professionnelles, des vidéos de danse, faire des activités de pratique à partir de vidéos et pour aller voir des spectacles. Les garçons voient des hommes danser. Tu n’es pas obligé de faire du foot parce que tu es garçon. La danse ce n’est pas que pour les filles. Un jour où nous allions faire un atelier au CND, il y avait les interprètes du chorégraphe Forsythe sur une semaine de présentation du répertoire. Devant le studio de danse vitré, deux colosses d’un mètre quatre-vingt-dix. Et c’est du néoclassique. Deux petits gars de l’atelier, deux bons petits machos, sont restés ébahis. Quand on est entré dans le studio de danse, ils se sont mis au travail en deux secondes.
Je me souviens aussi après un spectacle au 104 où il y avait une danseuse maghrébine sur scène, la petite Aya est venue nous voir après le spectacle, elle nous a dit « elle était trop belle » et en atelier « t’as vu je fais comme la danseuse ! ». Il s’est vraiment passé quelque chose de plus pour elle.
Quand on a montré le travail au CND à la fin de l’année, j’ai bien expliqué à tous les parents qui étaient là que nous allions montrer un processus de travail, pas un spectacle. La mère de Lydia, par exemple, nous a dit qu’elle avait rencontré sa fille différemment. Lydia, une petite fille très empêchée, sur scène se déployait, dans une corporéité presque inconnue. Sa mère ne l’avait jamais vu dans un état pareil, du côté du vivant justement, pas du mortifère.
Deux enfants, une petite fille et un petit garçon, en sortant des Minis Pousses se sont inscrits au conservatoire pour la rentrée. Pour les enfants qui avaient une vraie appétence, une vraie rencontre avec la danse, nous essayons de trouver une suite. C’est très compliqué à Paris, même en France. En ateliers de danse contemporaine, en cours de qualité, du côté de la démarche d’amateur, il n’y a pas grand-chose. C’est du hip hop, du classique, du jazz ou des choses comme ça.
S.D. : Grégory, voudriez-vous nous parler de votre formation ?
Grégory Alliot(2) : J’ai commencé à 8 ans par le classique. Je suis parti très tôt de ma famille pour intégrer un conservatoire en classe à horaires aménagés, à N.
S.D. : Ah ! (Rires)
G. A. : Vous avez connu MHD ? On a vécu les mêmes choses alors ! (Rires)
J’y ai tout de suite été confronté à cette espèce de maître que MHD pouvait être. Elle m’a dit : « Tu vas entrer à l’Opéra de Paris ! ». J’y suis pas allé, je me suis arrêté avant. Enfin, mes parents m’ont rapatrié avant, j’étais épuisé. Là j’ai arrêté la danse. J’ai repris avec la danse contemporaine, à l’adolescence.
J’avais déjà gouté au contemporain au conservatoire. Il y avait une bizarrerie qui m’intéressait, un truc étrange, très fort. Je me souviens de mon premier choc au spectacle. C’était William Forsythe. J’étais danseur classique et je ne voyais qu’avec le classique. Ça m’a décalé. On pouvait faire des choses improbables. Je suis sorti de là, j’étais un peu changé. Ce fut un vrai choc par rapport à ce que pouvait être la danse. J’ai arrêté le lycée pour entrer au CNDC d’Angers.
J’étais sûr que c’était cette école-là, que c’était mon métier. Tous les quinze jours, un chorégraphe nous amenait sa manière de voir la création, de voir le corps. J’avais vu les spectacles des étudiants quand j’étais au lycée et je me suis dit c’est ça ou rien. Si je devais danser c’était par le CNDC que je devais passer. Et puis c’est arrivé. Cela fait maintenant depuis 2002 que je suis professionnel.
J’ai ensuite rencontré Pierre-Emmanuel qui voulait créer les Minis Pousses. Transmettre n’était pas du tout évident pour moi. Mais parce que j’avais déjà 12-13 ans de carrière, je me suis dit que peut-être j’avais quelque-chose à transmettre. Quand je transmets, je transmets de ma position, en tant qu’interprète. Pas en tant que professeur ou art-thérapeute.
S.D. : Quelle différence faites-vous ?
G.A. : Je ne suis pas là pour leur apprendre à danser. Pour moi danser c’est travailler les sensations. Le mouvement, c’est de la sensation. Donc c’est amener l’enfant à la sensation et non pas à une forme qu’on leur aurait bien apprise. Du coup c’est un engagement. C’est-à-dire que pour avoir le mouvement, il faut s’y s’engager. C’est le prérequis pour pouvoir toucher à ce que c’est que la danse. Je dis aux enfants que je suis face à des interprètes, je ne suis pas face à des élèves qui auraient cette position un peu passive où on attend le savoir. Je leur demande d’abord de s’engager. C’est une grande différence entre un artiste qui intervient et un professeur.
Aux Minis Pousses la forme du mouvement n’est pas la finalité. Ce que je leur demande c’est de travailler. Pas d’attendre la bonne note, pas être élève mais de s’emparer de quelque chose, avec une consigne que je vais leur donner et de trouver comment s’engager dans leur imaginaire, dans leurs sensations. C’est magnifique quand un enfant trouve une porte d’entrée dans le mouvement, le corps se transforme vraiment. Tout d’un coup le corps est investi d’une autre manière.
S.D. : Qu’est-ce que vous avez repéré cliniquement chez ces enfants et qu’est-ce que vous avez appris d’eux ?
G.A. : Le rapport à l’autre, souvent, est intrusif, il y a une peur de l’autre. Pour beaucoup d’enfants, en première instance l’autre est menaçant. Et il s’agit d’être le meilleur, de gagner. Beaucoup de choses sont à déconstruire avant qu’ils se rendent compte de ce que c’est que de s’engager. Il y a d’abord quelque chose à leur faire sentir. Que l’autre n’est pas forcément menaçant. Qu’il y a juste à traverser le studio et que c’est déjà gagné. C’est du temps long. Il faut aussi accepter qu’il y ait des séances où il peut ne rien se passer de ce côté-là.
P.-E. M. : Et chez certains enfants c’est comme si il n’y avait pas d’axe, pas de colonne vertébrale, pas de squelette.
G.A. : Avec une tonicité qui se répand vers le bas.
P.-E. M. : Oui, la réponse elle est soit celle-ci, soit ce sont des enfants debout qui vont sauter sur place et s’accrocher à l’hypertonicité. C’est le pendant inverse. Il y a des enfants de 5, 6 ans qui sont hyper musclés, c’est-à-dire qui s’accrochent à l’hypertonie et il y en a, c’est le contraire. Ça revient exactement au même, c’est pour la même raison.
G.A. : Dans le rapport à l’autre, ce qu’ils m’ont appris, c’est ce que je savais mais que je ne savais pas, c’est l’accordage tonique du corps. Quand un enfant est angoissé ou tout mou, je peux le porter, concrètement, dans les bras. C’est lui dire qu’il y a une enveloppe qui est là qui est solide et avoir une qualité de présence portante. Et on voit bien que ça fonctionne. Pour un enfant complètement éclaté, avoir un corps, là, portant, ça recentre tout de suite son attention. Si parfois le toucher est un peu compliqué, on peut utiliser des objets transitionnels, des tissus, des ballons, tout un tas d’objets.
Il y a aussi une posture, un savoir être avec ces enfants qui est fondamental. Parfois mon autorité n’est pas là, quand j’ai une tonicité un peu trop élevée ou un peu molle. C’est une perception qui s’affine avec le temps. En tant que danseur professionnel, il y a des fois où en duo ça fonctionne tout de suite, et d’autres fois où ça va demander du temps. C’est de ça dont il s’agit, de cet accordage tonique. Qu’est ce qui fait qu’il y une fluidité entre deux corps ? Et deux corps où c’est un peu compliqué ? Parfois il y a quelque chose à trouver entre ces deux.
P.-E. M. : Et puis nous leur posons la question : Qu’est-ce que vous avez vu sans juger ? Apprendre à décrire, juste nommer pour pas les déposséder. Et les mots que nous allons utiliser : on va « partager la danse », on va « offrir une danse ». Le vocabulaire utilisé est très important si on veut, du côté du symbolique, nourrir quelque chose de l’altérité. Ce sont des mots qui font qu’on va prêter attention à soi et à l’autre.
S.D. : Donc, la danse, pas sans parole…
G.A. : En effet, je pense à un enfant en particulier, Adel. Son discours peut parfois être délirant. En un an son mouvement s’est transformé. Quand il rentre en impro, c’est d’une limpidité, d’une finesse ! Lisible. Il a investi son mouvement où il raconte quelque chose.
P.-E. M. : Dans le langage chorégraphique.
G.A. : Et, on voit la jubilation sensorielle quand il travaille, parce qu’il travaille. Il sait ce qu’il travaille, et ça se voit. Il investit son mouvement. Ce n’est pas : « on m’a demandé de faire ça donc je vais faire ça ». On le voit s’engager, pour le coup, sans peur du jugement de l’autre. Et puis il peut aussi investir les autres. Il est devenu suffisamment solide dans sa danse pour pouvoir, avant de traverser le studio, faire un détour afin de dire à un autre enfant « t’inquiète pas, vas-y. » Après cette transformation il nous a dit : « En fait tu vois les feuilles qui tombent d’un arbre, eh ben c’est de la danse. La pluie qui tombe, c’est de la danse. Quand je fais ça [mouvement du bras], l’air autour, il danse. »
S.D. : Lorsque je vous ai contacté vous m’avez annoncé que vous veniez d’apprendre l’arrêt de vos subventions, quelles sont vos perspectives à venir ?
P.-E. M. : Malgré les lettres de félicitations et d’encouragements de la mairie, et un reportage dans Les Maternelles(4), les tutelles politiques ont décidé de distribuer l’argent différemment. Si on ne répond pas à un appel à projet mais que l’on construit une initiative citoyenne, autonome, et qui fonctionne pourtant, c’est très difficile. Ou alors il faudrait que nous soyons bénévoles. Je commence à envisager de faire une formation de cadre pour aller du côté de la direction de structure pour essayer, dans le médico-social, d’insuffler une autre énergie.
Après l’interview, la discussion se poursuit. J’évoque la venue de Mathilde Monnier aux dernières Journées de l’École. Pierre-Emmanuel Massoni nous confie alors : « C’est grâce à Mathilde Monnier que je suis arrivé en psychiatrie. Quand j’étais en formation chez elle au CCN, c’est son film, le duo avec une femme autiste, Marie-France, qui m’a donné envie de travailler avec des enfants autistes. Un jour j’irai la voir pour la remercier. »
(1) Directeur des Minis Pousses.
(2) Danseur