Taka l’Dire. Quand l’écriture résonne

Taka l’Dire. Quand l’écriture résonne

Par Isabelle Otechar et Marie-Christine Baillehache

Nathalie Sarraute travaille le langage avec le goût de la langue. Dans son livre Ouvrez, elle met ce goût à l’œuvre dans un roman où les personnages sont les mots eux-mêmes.

« Des mots, des êtres vivants parfaitement autonomes, sont les protagonistes de chacun de ces drames[i] ».

Son intérêt n’est pas de chercher et de trouver les mots, mais de les ouvrir à ce qui est au-delà de leur usage de communication et qui, entre les mots, ne se dit pas, mais pourtant s’entend comme une présence.

 

 

L’écriture dont le corps se mêle

L’écriture littéraire de N. Sarraute dans Ouvrez n’est pas celle d’une histoire cadrée avec un début, un milieu et une fin, mais celle de sa recherche de mettre de la substance vivante dans le langage et de créer une écriture nouvelle. Sa visée, à partir de son travail du langage, est celle de produire sa langue singulière.

« Tout ce que j’ai voulu, c’était investir dans le langage une part, si infime, fut-elle, d’innommé[ii] ».

Cet innommé dans le langage produit une écriture dont le corps se mêle. S’il y a le corps, il y a la jouissance, les deux ne peuvent pas se penser séparément, comme Jacques Alain Miller le souligne :

« La jouissance elle-même est impensable sans le corps vivant qui est la condition de la jouissance[iii] ». Dès que le corps et la jouissance se mêlent dans l’écriture, le langage devient intranquille, étonnant et vibrant. De ce fait, il ne s’agit plus du langage qui a comme objectif de communiquer, mais de la langue singulière qui pulse dans les lacunes du langage avec l’affect présent entre les mots. Le roman Ouvrez de N. Sarraute est un livre entièrement centré sur cet usage des mots qui fait entendre le mystère présent au dedans des mots même et qui échappe au sens.

Le mystère dans les mots

Ce qui échappe à notre compréhension et fait énigme est ce devant quoi N. Sarraute ne recule pas et qu’elle vise et travaille par son écriture littéraire. C’est en prenant comme au hasard un mot et en le coupant de toutes les significations qui lui sont habituellement attribuées, qu’elle cherche à en extraire la sensation énigmatique, l’affect du corps hors-sens provoqués par ce mot. L’irruption d’un réel singulier est en cause et toute son attention d’écrivain se porte sur ce mystère réel qu’elle ne peut pas nommer.

Son intérêt n’est pas de faire de la belle écriture avec les mots déjà-là mais de s’approcher avec les mots de ce qui ne peut se dire. Ce n’est pas le dit qu’elle vise, mais ce qui n’est pas dit et qui pourtant s’entend dans le dit. Elle cherche dans son écriture à faire résonner ce qui s’entend dans le dire qui implique le corps jouissant hors-sens. Sa visée rejoint ce que Lacan nous enseigne sur le dire qui échappe au sens, ne se place pas dans le symbolique, mais se situe entre les mots et met en jeu le manque de l’Autre et la division du sujet par sa jouissance. Son écriture littéraire s’ouvre, au-delà du sens, à la « motérialité[iv] » du langage, à sa matière sonore. Elle fait entendre le mystère du dire dans les mots. Au-delà de l’énigme romanesque qui relevé de l’Autre du symbolique articulé, Nathalie Sarraute écrit l’innommée qui est dans les mots. Sa recherche de sa langue singulière prend sa source dans l’énigme de la langue dont Lacan nous enseigne qu’elle est le fait « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend[v] ».

Dans le chapitre X de Ouvrez, Nathalie Sarraute prend le mot le plus usité « Tu », le coupe de ses significations les plus attendues et fait entendre la résonance que ce mot tout seul a pour elle.

« – Ça y est, “Tu” a encore fait des siennes…

            – Oh, avec “Tu”, on peut s’attendre à n’importe quoi…

            – En tout cas à une de ces crises de laisser-aller qu’il lui arrive d’avoir de temps à autre…

            – Il se débraille, il va jusqu’à se dénuder sans aucune pudeur…

            – Vous le voyez maintenant, il a une de ses belles crises… le voilà avec “n’as qu’à”… “Tu n’as qu’à”… Eh bien, ce “n’as qu’à” collé à lui le gêne… Alors il n’hésite pas… il se débarrasse de son “u”, de son “n”… “T’as qu’à”.

            – Vraiment, il faut qu’il n’ait pas honte…

            […]

            – Alors tu sais de quoi tu as l’air maintenant ?

            – Non, de quoi ?

            – Tu as l’air d’un “Taka”, tu t’en rends compte ?

            – D’un “Taka”, c’est amusant…

            – Amusant d’être un “Taka” ? Mais tu ne sens pas combien “Taka” est laid, vulgaire ?

            – Non, moi “Taka” ne me choque pas… mais pas du tout… Taka… Taka… Ça a un petit air exotique… Taka… Taka… ce nom, plus je le répète, plus il me plaît…[vi] »

En maniant un signifiant tout seul, elle met en jeu une part de corps jouissant dont le hors-sens résonne dans le dire. À partir de ce signifiant tout seul élevé à la valeur d’un trait unaire, elle parvient à extraire son écriture du sens et à y faire résonner une énigmatique substance vivante. Par son procès d’écriture, N. Sarraute se donne le nom de l’écrivain de l’énigme jouissante : « Taka ».

[i]. Sarraute N., Ouvrez, Paris, Éditions Gallimard, 1997, p. 9.

[ii]. Sarraute N., « Ce que je cherche à faire », Œuvres complètes, La Pléiade, Paris, 1996, p. 1702

[iii]. Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, 2000, p. 8.

[iv]. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », in Le Bloc-notes du psychanalyste, n°5, 1985, p. 12.

[v]. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20.

[vi]. Sarraute, op. cit., p. 109 et 110.