Textes, textiles

par Jocelyne Lamotte

Si un texte est une structure nouée dans un réseau qui le tient, « un texte ne peut se tisser qu’à faire des nœuds » [1], le « fiber art » renvoie à un autre dit de Lacan : « Tout art se caractérise par un certain mode d’organisation autour [d’un] vide » [2]. Deux lieux parisiens présentaient, l’un une installation de Chiharu Shiota, l’autre une rétrospective signée O. de Amaral.

L’œuvre de Shiota est filaire, les nœuds ne sont là que pour accrocher des objets, valises, clés…, les fils relient, enveloppent, les fils cachent et/ou protègent, soit lâches, soit tendus. Ils sont soit rouges soit noirs, comme le sang ou la cendre, ils sont blancs comme le blanc sacré du pays originel. Le corps est immergé dans le liquide garance d’une baignoire ou bien laisse fuir un flot de sang. L’œuvre intime et filaire de Shiota peut se faire filante. L’angoisse saisie dans l’entremêlement des fils dit les secousses de la maladie, ses récidives, la mort qui rôde, le sang qui s’échappe comme un robinet ouvert sur l’extérieur, les cellules qui envahissent et menacent un corps à la fois maintenu et affaibli par la chimie, les flammes qui consument un lieu familier et réduisent au silence les notes du piano. Shiota bat l’air de son fil de laine tiré de la pelote qui s’évide, déclinant ses « Soul Trembles » [3], ancrant et construisant son propre univers.

Le corps de l’artiste tente de se tenir sur la scène du monde, dans l’espace de Berlin au Japon, pris dans le filet arachnéen ou bien jeté morcelé au sol, en itinérance parmi des valises, en errance parmi des clés qui n’ouvrent rien. Le tissu de la mémoire est interrogé, ses fils peuvent se rompre ou s’emmêler, l’œuvre regarde et questionne singulièrement le monde.

Toute autre est l’œuvre de O. de Amaral : elle surgit comme une assertion qui renvoie à l’Histoire, à des lieux, à une mémoire collective, elle est plurielle.

Dans l’histoire humaine, l’évolution de la matière textile est objet d’étude. L’art textile, lien matériel et symbolique porteur d’héritage, d’identités, convoque notre mémoire et concerne le monde. S’il est devenu art, c’est parce qu’il a été travaillé et retravaillé, transformé, manipulé, noué, tressé, entrelacé, réinventé pour sortir de son usage utilitaire et de la sphère domestique. Freud souligne qu’il est transmis du plus loin, de la Préhistoire : « Peut-être [les femmes] ont-elles […] inventé une technique, celle du tressage et du tissage. S’il en est ainsi, on serait tenté de deviner le motif inconscient de cette réalisation. C’est la nature elle-même qui aurait fourni le modèle de cette imitation en faisant pousser, au moment de la puberté, la toison pubienne […]. Le pas qui restait encore à franchir consistait à faire adhérer les unes aux autres les fibres qui, sur le corps, étaient plantées dans la peau et seulement emmêlées les unes avec les autres » [4].

Tissage et tressage seraient donc des idées, des pratiques tirées du corps et de l’observation de la nature par les femmes, afin de faciliter le quotidien. Chez O. de Amaral, les fibres naturelles sont des éléments corporels intégrés à la création artistique, elle considère le cheveu comme un fil, tout comme le crin de cheval et le fil de laine. Le corps de l’artiste est engagé dans l’élaboration d’un endroit et d’un envers, façonnant un langage où chaque fil est un mot, une transcription mémorielle – ici, hommage est ainsi rendu aux Incas. Le dialogue se noue aussi avec le spectateur qui perçoit différemment les pièces suivant la lumière (fils d’or) et ses déplacements. L’art se fait lien, instrument de ralliement et dans notre siècle, le questionnement sur les frontières, les murs qui s’élèvent ou qui tombent, les migrations, rencontre cet art textile venu des temps anciens, à travers les âges et les pays, transmis par des femmes en interrogation sur leur présence au monde, construisant un art à bas bruit qui s’extrait de l’espace domestique pour se montrer et se répandre dans l’espace artistique mondial, c’est dire que le domestique devient alors politique. Elles se tiennent debout dans l’existence de leur art, brandissant un bout de vérité qui vient saisir notre regard.


[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 171.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 155.
[3] Titre de l’exposition au Grand Palais, Paris, 2025.
[4] Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la Psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1933, p. 177.