« Un état de nos vies » de Lola Lafon

Lola Lafon nous livre dans cette pièce un état de sa vie, une vie parmi les autres mais surtout parmi les mots. Sur scène, elle s’entoure de signifiants qu’elle décortique, qu’elle définit, qu’elle raconte et qui la racontent. Pas seule, un autre personnage va énoncer des signifiants pour lesquels Lola Lafon aura la charge de donner une définition. On comprend vite que cette sorte d’abécédaire est celui de sa propre langue, sa lalangue. Ce sont les signifiants qui l’ont percutée, troublée, interrogée voire attristée. Cette liste de mots est à la fois circonscrite mais aussi potentiellement infinie car possiblement alimentée par les contingences de la vie. Elle se constitue d’une série de signifiants soigneusement choisis soit, pour ce qu’ils sont, soit pour en révéler d’autres dans la définition elle-même, comme c’est le cas de la question du viol abordée ainsi avec pudeur.

Avec élégance, elle articule sa propre « fiction » aux discours sociétaux actuels. L’un ne va pas sans l’autre, l’un infuse l’autre, et inversement. Dans cette traversée singulière, Lola Lafon imbrique des bribes de son histoire au regard de la grande. C’est le trajet du signifiant qui à la fois sert à raconter, tout en instituant un lien social entre les sujets. Mais il le fait toujours un peu mal, ça rate à dire et qui plus est, il charrie du malentendu. En témoigne le mot de « dialogue » que Lola Lafon tente d’attraper par le biais de la définition de Walter Benjamin, pas sans les autres donc. Elle précise ainsi très justement qu’il y a toujours du ratage, que chacun parle depuis sa rive. Voilà pourquoi souligne-t-elle, le dialogue rate moins lorsque l’interlocuteur parle une langue étrangère. Là on est prévenu d’emblée, il y a risque de ne pas se comprendre. Aussi, la langue de l’Autre est toujours étrangère à soi-même mais la sienne propre l’est tout autant.

On trébuche avec les signifiants au gré des définitions énoncées sur scène et des anecdotes qui les illustrent, mais c’est au fond le « parcours » accidenté du sujet, comme elle le note dans son propre cas, qui compte et qui marque. C’est le « détour » voire « l’égarement » ou l’errance qui viendra s’inscrire après-coup dans notre propre fiction, c’est-à-dire, à l’aune de ce qu’elle a permis par la suite. L’obstacle a tracé la voie à suivre mais on ne le reconnaît que dans le temps d’après. De la même façon que les paillettes dont elle relate l’invention qui mène de la poubelle à la brillance, la « beauté » est située non plus du côté de l’erreur mais dans le « négligeable », le « jetable » et « l’incertain ». Pas plus de certitudes que d’équations entre les sexes. Lola Lafon reprend les travaux de sociologues qui dissèquent les rapports de prise de parole entre homme et femme. Pas de pourcentage égalitaire ici, pas de rapport sexuel dit Lacan. La certitude est située quant à elle, du côté de la peur, Lacan la localise du côté de l’angoisse.

Lola Lafon aborde ainsi des thèmes importants comme la politique, la mort, le vieillissement dont elle révèle les ressorts et leurs paradoxes dans et par les mots. Ceux-ci sont à la fois vecteurs de confusion, de malentendus et de sous-entendus et elle montre l’envers de certains discours auxquels le sujet se retrouve assujetti. Elle va jusqu’à démontrer le creux que recèle la langue en la vidant de sa substance, ce qu’elle exemplifie en répétant à l’infini le signifiant « jamais ». Elle va ainsi jusqu’à se placer au bord du dire, là où le mot échoue à approcher le réel tout en le désignant, laissant place à ce qu’il ne dit pas, au geste, par le corps mis en action comme c’est le cas de la « révérence ». L’autre geste possible est celui de l’écriture qui est « un aveu d’impuissance à faire autrement » pour « attraper le réel » et pour cela il faut consentir à une perte qui est multiple, souligne Lola Lafon. L’écriture se compose de chute, de chute de soi, de mots et de séparation dont le produit a parfois pour destin ce que Lacan a nommé la poubellication, entre poubelle et publication.

La pièce finit par un morceau de Dominique A intitulé « Le courage des oiseaux » chanté par Lola Lafon nouant ainsi les différents registres de son art entre écriture, musique et spectacle vivant. Et au fond, le courage n’est-ce pas cela ? En dire tellement avec si peu de mots, tout en leur donnant du corps ?

 

Olivia Bellanco