Une analyse AVEC son corps, aussi !

Par Geneviève Mordant

Pourquoi ce titre, qui pourrait faire envers à l’avers du nom d’un vecteur que j’anime à L’Envers de Paris : « Le corps, pas sans la psychanalyse » ?

Lors de ma demande d’analyse j’étais aux prises avec les difficultés de lalangue dans mon expression du Un du corps[i]. Je l’annonçais tout de go à mon futur analyste, qui répondit : « Écrivez moi ça ! », ce que je fis par mail, dans la foulée. La nuit suivante, dans un message téléphonique : « C’est tout à fait ça ! », me confirmant que dans l’analyse la présence du corps vivant était fondamentale, évidemment !

Aujourd’hui, dans cette période de confinement depuis maintenant plus d’un mois, je n’entends que : « Prenez soin de vous ! », « de vos proches », « de vos moins proches », et à l’antenne, les politiques : « Ne mettez pas votre vie en danger ! ». Comme le souligne Wajdi Mouawad dans son « Journal de Confinement »[ii], personne ne s’est jamais autant préoccupé de protéger son corps, de protéger nos corps, de savoir si ma, si notre vie sont en danger.

Le monde, la société basculent. Le corps jusqu’à présent ne pouvait ou ne devait se montrer que fonctionnel de la « bonne » manière et performant : sport de (plus ou moins) haut niveau, salle de fitness (avec ou sans coach corporel), jogging, marche avec podomètre pour les jeunes et les moins jeunes, etc. Et il faut aujourd’hui confiner nos corps ! Qu’en est-il alors de ces corps aujourd’hui : les corps de ceux qui s’activent à nous soigner, maintenant harnachés dans des scaphandres sur le mode « tous pareils » (ce qui angoisse aussi les patients qui, aux prises avec la mort, ne les reconnaissent pas) ; les corps angoissés de ceux qui participent encore concrètement au minimum de l’activité sociale ; les corps de ceux qui, assis devant un écran, télé-travaillent chez eux, confinés en pyjama (mais vidéo-conférences obligent !) ? Que se passe-t-il pour nous, les « trumains »[i] qui avons un corps doué de sensations, d’émotions, de vibrations, de vie ? Que reste-t-il de notre part de vivant ?

 Considérons maintenant ces questions sous l’angle de la pratique analytique. On sait que le dispositif analytique implique qu’il y ait deux corps en présence. Esthela Solano-Suarez vient de le rappeler avec beaucoup de rigueur[ii], en ces temps de confinement où il peut y avoir nécessité de continuer, à la demande des patients, une démarche analytique par des voies numériques, c’est-à-dire via toute une panoplie d’écrans et de logiciels de communication.

 Quant à nous, au sein de notre vecteur « Le corps, pas sans la psychanalyse », nous nous sommes engagés depuis plusieurs années à travailler sur le rôle de la présence du corps vivant dans le domaine de la psychanalyse, à montrer qu’il ne peut et ne pourra jamais se réduire aux fictions d’une image virtuelle et d’une parole désincarnée, parce que ce vivant est animé de pulsions et de ce que Lacan a nommé energeia[iii].

Nous avons aussi étudié comment des artistes (car « L’artiste, en sa matière, précède toujours le psychanalyste ») ont réussi à faire œuvre d’art de leur sinthome, en engageant leurs sensations, émotions, vibrations qui font le vivant de leurs corps et leurs subjectivités toujours singulières[iv].

C’est à partir de leur écoute et de leur expérience du corps que nous avons aussi réfléchi, car dans notre groupe certains animent, en s’appuyant sur leur orientation lacanienne, des ateliers à visée thérapeutique qui impliquent le corps dans son entièreté : « Corps-Voix-Parole », « Théâtre de soi » et « Photo ». Ces ateliers sont principalement destinés à répondre aux demandes de sujets isolés ou en déshérence sociale, dont les symptômes sont l’expression de leur jouissance de l’isolement et de la marginalité. Dans ces différents dispositifs où la présence des corps est nécessaire, nous engageons ces sujets, au-delà de l’écoute que nous avons de leurs paroles, à une (re)découverte de leur corps : ils peuvent ainsi se (re)connecter à la vie, pas seulement par rapport à leur corps organique (pris en charge par la science), mais par les liaisons, toutes singulières, que chac-Un va établir entre son corps et l’expression de ses pulsions, de son ressenti, de ses émotions, de ses résonances avec l’autre… et qui peuvent aussi lui permettre de refaire du lien social.

Méfions-nous donc de toutes les connections virtuelles mises en œuvre durant cette période, même si elles peuvent être d’une grande aide : n’oublions pas que l’écran ou le téléphone peuvent aussi masquer le réel du corps. Questionnons-nous sur les traumatismes nouveaux qu’engendre cette situation inédite, auxquels nous pouvons tous être confrontés, sans oublier que chac-Un a un corps vivant !

[i] Brousse M.-H., « Corps de rêves », La Cause du désir, no 104, mars 2020.

[ii] Mouawad W., « Journal de Confinement », à écouter ici >>

[i] Lacan J., Le Séminaire, livre XXV « Le moment de conclure », leçon du 17 Janvier 1978, inédit.

[iv] Solano-Suarez E., « Télé-séance ? », L’Hebdo-Blog no 198, 6 avril 2020, disponible sur internet ici >>.

[v] Mordant G., Reyna R. & Turpin P.-Y., « Le corps, pas sans la psychanalyse », Horizon, no 58, 2013 ; et Mordant G., « Le corps, l’impossible et la parole », Horizon, no  50, 2005, p. 55.