Zazie, un plus de vie !

Zazie, un plus de vie !

Par Gabrielle Vivier

Du manque-à-être…

Lacan s’appuie sur la linguistique saussurienne moderne qui a démontré qu’un signifiant, S1, ne peut se soutenir que du renvoi à un autre signifiant, S2. Il met en évidence que cette structure différentielle, qu’il nommera le grand Autre, préexiste au sujet et le détermine. Il établit que le sujet, en tant qu’il parle et ne se situe que du langage, est un effet de la chaîne signifiante, S1 – S2[1]. Le sujet est présent dans les intervalles de la chaîne et ne trouve à identifier son être sous aucun signifiant qui le nommerait définitivement. Lacan désigne, dès les années 1950, l’absence de garantie de l’Autre du langage par S(Ⱥ) et fait du sujet ce qui répond à ce manque. Le sujet ne peut être défini que par son manque-à-être.

à l’objet a

Lacan fait alors du signifiant phallique le signifiant « exclu du signifiant »[2] qui supplée au manque de l’Autre du langage. Le phallus est « le signifiant de la significantisation »[3] qui permet au sujet d’arrêter un sens – toute signification étant, dès lors, phallique – et de médiatiser le rapport du sujet à l’Autre. Le phallus symbolise le vide de l’objet « dont il est bien sûr qu’on ne le trouvera jamais »[4]. En cela, il désigne la « présence réelle »[5] qui ne peut rentrer que « par artifice, contrebande et dégradation »[6] dans la structure langagière. Par ailleurs, comme nous l’indique Jacques-Alain Miller, si « il y a manque-à-être [du sujet], il faut qu’il y ait complément d’être »[7]. Au phallus comme signifiant du manque-à-être du sujet répond l’objet a, face pleine de l’objet, qui est la cause du désir métonymique.

Lacan met en évidence que la mise-en-jeu, par le sujet lui-même, de l’objet a dans la structure vivifie le désir du sujet. Dans les pas de Freud, il confère au Witz le pouvoir de trouer l’Autre du langage établi qui se voudrait académique, fixe et complet, en mettant en fonction de l’objet a. Dès 1953, avant même d’avoir isolé l’objet a, Lacan met en exergue ce que Freud avait déjà montré avec le Mot d’esprit et l’inconscient : le Witz subvertit le « pouvoir régalien »[8] du langage et « pointe en effet où son activité créatrice dévoile sa gratuité absolue, où sa domination sur le réel s’exprime dans le défi du non-sens, où l’humour, dans la grâce méchante de l’esprit libre, symbolise une vérité qui ne dit pas son dernier mot »[9]. L’écriture de Raymond Queneau est une formidable illustration de ce pouvoir du Witz.

Le plus de vie de Zazie

Avec Zazie dans le métro, roman de 1959, R. Queneau met en scène une jeune enfant dont la formule relevant du non-sens – le célèbre mon cul – dégonfle la prétention de garantie de l’Autre et se moque du semblant phallique. Son effet est jubilatoire. Voyons comment R. Queneau s’y prend.

Zazie, qui n’est pas intéressée par le beau qui relèverait de la signification phallique, ne veut qu’une seule chose : aller dans le métro, soit dans les dessous de la cul-ture.

« On roule un peu, puis Gabriel montre le paysage d’un geste magnifique.

— Ah ! Paris, qu’il profère d’un ton encourageant, quelle belle ville. Regarde-moi ça si c’est beau.

— Je m’en fous, dit Zazie, moi ce que j’aurais voulu c’est aller dans le métro. »[10]

Zazie interpelle le discours des adultes précisément là où leur réponse manque toujours :

« Mais répondez-moi donc !

— Tu me fatigues les méninges. C’est pas des questions tout ça.

— Si, c’est des questions. Seulement c’est des questions auxquelles vous savez pas répondre. »[11]

Zazie rappelle « au mâle que tous ses intérêts s’originent dans le mon cul »[12] et déclenche des réactions incontrôlables chez son oncle Gabriel qui se met à parler des langues qu’il ne connait pas :

« Mon petit vieux, lui répondit Gabriel, mêle-toi de tes cipolles. She knows why and she bothers me quite a lot.

— Oh ! mais, s’écria Zazie, voilà maintenant que tu sais parler les langues forestières.

— Je ne l’ai pas fait esprès, répondit Gabriel en baissant modestement les yeux. »

Avec ce personnage, R. Queneau désigne le manque de l’Autre du langage et le voile tout à la fois. Avec cet objet de sa création littéraire, il met en jeu l’objet a cause du désir dans son écriture. Avec la clausule de Zazie teintée d’une scandaleuse et joyeuse ironie, il donne, par cette entreprise véritablement singulière, vie au manque de l’Autre du langage, tout en se gardant bien d’en donner le dernier mot.

Le Vecteur peut témoigner que cette opération ne se fait pas sans un réel effet de vivification de son lecteur !

[1]. Cette élaboration est résumée dans la formule suivante énoncée par Lacan en 1960 : « Notre définition du signifiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant », Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819).

[2]. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert (1960-1961), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 310.

[3]. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants » (1991-1992), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 5 février 1992, inédit.

[4]. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière, 2013, p. 274.

[5]. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, op. cit., p. 308

[6]. Ibid., p. 310

[7]. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », op. cit.

[8]. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (1953), Écrits, op. cit., p. 270.

[9]. Ibid., p. 270.

[10]. Queneau R., Zazie dans le métro, (1959), Paris, Gallimard, Folio, 2020, p. 17.

[11]. Ibid., p. 112.

[12]. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », op. cit., cours du 29 janvier 1992, inédit.