Contemporanéité d’un cas de Freud
par René Fiori
C’est au terme de seulement deux entrevues avec cette jeune femme, que Freud posera le diagnostic de paranoïa. D’entrée nous sommes confrontés au sens clinique aiguisé du psychanalyste. Le contexte de surgissement des phénomènes élémentaires, puis d’un délire discret, revendicatif, nous sollicite par sa modernité. Voici une jeune femme qui « n’avait jamais recherché de relations amoureuses avec les hommes [1] », et vivait tranquillement avec sa mère âgée, dont elle était le seul soutien. Le père est mort et elle n’a aucune fratrie. Voilà que sur le lieu de son travail, un homme, fonctionnaire comme elle, qui travaille de plus dans le même bureau, la courtise, un homme « instruit et attachant », à qui « elle ne peut refuser sa sympathie [2] ».
Remarquons, dès à présent, le poids des deux négations dans ces lignes de Freud : elle n’a « jamais » recherché de relation avec un homme, et ici « elle ne pouvait refuser sa sympathie [3] ». Elle ne pouvait dire non.
Enfin, autre négation, « un mariage entre eux était impossible [4] ». Nous n’en connaissons pas la raison. Mais cet homme lui fait valoir qu’il serait absurde de renoncer à ce qu’ils se voient, à cause des conventions sociales. Finalement, elle consent à lui rendre visite dans son appartement de célibataire [5], une garçonnière pour le dire autrement. « Là, ils s’embrassèrent et s’enlacèrent, s’allongèrent l’un à côté de l’autre, et il admira sa beauté partiellement révélée », nous dit Freud.
Or le lendemain de cette visite, le jeune homme apparait dans le bureau pour une information officielle qu’il avait à fournir à la vieille dame responsable. Une dame que la jeune femme décrit ainsi à Freud : « Elle a les cheveux blancs comme ma mère ». Comme le jeune homme lui parlait doucement, elle eut la certitude qu’il lui racontait leur entrevue de la veille. Pour elle, sa supérieure maintenant savait tout. On saisit la duplication de la relation à sa la mère, sur le lieu du travail avec la dame responsable, dont elle se considérait comme la préférée. Elle s’en prit à son amant qui la dissuada de cette idée, lequel rétablit ainsi la confiance. C’est donc à un second rendez-vous que se rend ainsi la jeune femme, dans le même lieu. C’est alors qu’elle est surprise par un bruit, un coup ou un tic-tac dans la pièce mitoyenne. Aux vives questions qu’elle lui adresse alors, le jeune homme donne pour raison une horloge posée sur son bureau. Puis, en sortant de la maison, elle rencontre deux hommes chuchotant quelque chose en la voyant et qui portent une boîte. Fixée sur l’idée qu’il s’agissait peut-être d’un appareil photographique, elle restera cette fois insensible aux explications du jeune homme. Elle s’adressera alors à un avocat pour se protéger de ce qu’elle appelait les « persécutions douteuses d’un homme qui l’avait persuadée d’avoir une liaison amoureuse [6] », « de cet homme qui avait abusé de sa soumission ». Ainsi, en deux entretiens, Freud a-t-il pu rétablir la chronologie qui a mené la jeune femme à la suspicion et aux idées de persécution.
Si nous laissons de côté une des idées directrices de Freud, soit selon lui le fait frappant « que la patiente se défend contre l’amour pour l’homme à l’aide d’un délire paranoïaque [7] », nous voici devant un cas freudien de « cession subjective [8] », qui aurait présidé au déclenchement des phénomènes élémentaires, précédant le délire de persécution. En effet les négations dans l’écriture de Freud, qui portent sur le fait qu’elle était indifférente aux hommes et qu’elle n’avait pu refuser les avances de son jeune collègue, donnent raison à la jeune femme, sur ce point que sa confiance a été, à son insu, abusée par le charme du jeune homme. Le dévoilement du corps, dans l’impossibilité d’un dire non, occasionnant une « cession subjective ». Avec le surgissement de l’objet regard sous trois formes, d’abord lors de l’échange du jeune homme avec la responsable, puis lors du phénomène élémentaire sonore, et enfin avec les chuchotements des personnes rencontrées dans l’escalier et portant une boîte pouvant laisser penser qu’il s’agissait d’un appareil photographique.
On remarque aussi que cette relation se fait hors symbolique : impossibilité du mariage, et en marge des conventions sociales. Enfin, le lieu de la garçonnière laisse à penser que nous sommes plus proche d’une attirance sexuelle plutôt que du sentiment d’amour. Donc, objet sexuel plutôt qu’objet d’amour, situation que l’on peut poser comme conjoncture de déclenchement.
[1] Freud S., « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981, « Mitteillung eines der psychoanalytischen Theorie widersprechedenden in Falles von Paranoïa », disponible sur internet : https://www.projekt-gutenberg.org/freud/kleine2/Kapitel40.html.
[2] Ibid., « sie ihre Sympathie nicht versagen konnte ».
[3] Ibid., « nie ».
[4] Ibid., « Unmöglichkeit ».
[5] Ibid., « junggesellenwohnung ».
[6] Ibid., « die Verfolgungen eines Mannes zu finden, der sie zu einem Liebesverhältnis bewogen hatte ».
[7] Ibid., « dass ich die Kranke der Liebe zum Manne mit Hilfe einer paranoischen Wahnbildung erwehrt ».
[8] Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2023, p.149-151, p. 154-158 et p. 167.
