De l’injonction à l’injection

par Mariel Martins Lecouturier

Notre époque confère au corps une valeur primordiale. Son image, hautement investie, est au centre des préoccupations [1]. Traversé par les discours et les symptômes [2], il devient à la fois support de fantasmes et objet de maîtrise scientifique. La question du corps occupe une place fondamentale pour la psychanalyse.

Chez Lacan, elle s’articule aux trois registres : le corps est à la fois image (imaginaire), marqué par le signifiant (symbolique) et lieu de jouissance (réel). En 1974, à Rome [3], à la question « De quoi avons-nous peur ? », Lacan répondra : « de nos corps ». La psychanalyse enseigne en effet que rien n’est moins sûr que le corps [4].

La célébration du corps, aujourd’hui fétichisé, nourrit la passion du sujet pour son reflet et l’illusion d’une complétude imaginaire, en lien avec les mutations du discours de la science. Les interventions à visée narcissique se multiplient : chez les femmes, par exemple, la liposuccion est devenue l’acte chirurgical le plus pratiqué.

Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène. Les influenceurs lifestyle diffusent des préceptes d’optimisation de soi : esthétique idéale, normes corporelles et valeurs néolibérales (bonheur, performance, autonomie). Le corps devient marchandise, soumis à une discipline exigeante, non sans souffrance.

Le mouvement Body positive, qui prônait l’acceptation de la diversité corporelle, a été rapidement percuté par une autre tendance : l’usage massif des stylos GLP-1 (Ozempic, Wegovy). En 2023, leurs ventes ont explosé, atteignant près de 14 milliards de dollars selon l’entreprise fabricante. D’abord destinés au diabète, ils ont suscité un engouement mondial pour leur effet amaigrissant. Or, intervenir directement dans le corps pour maîtriser le réel de la jouissance, n’est pas sans conséquence.

La clinique montre que l’acte médical ne modifie pas la structure du sujet [5]. Chez le névrosé, il peut s’inscrire dans le fantasme d’unicité ; chez le psychotique, il peut désorganiser le rapport au corps. Dans l’impossibilité de se soutenir du narcissisme de l’image pour fonder son assise dans le monde, ces interventions sont à double tranchant : elles peuvent constituer une solution auto thérapeutique visant à pallier la carence de la fonction du trait unaire, façon de traiter leur rapport au corps et à la jouissance, mais peuvent aussi figer une nouvelle image dans laquelle le sujet ne se reconnait plus. La perte de poids rapide induite par les GLP-1 pourrait illustrer ce paradoxe car un effet secondaire inquiète : le « Ozempic Face ». La perte de poids radicale qu’il provoque entraîne aussi une perte des graisses faciales. Résultat : un visage qui pourrait faire penser à celui d’un défunt, décharné, des traits creusés, déformés, voire méconnaissables. L’ironie : sa correction implique… d’injecter des produits pour combler le manque de graisse ! Cela interroge le statut du corps : plus il est maîtrisé, plus il devient étranger.

Dans son Séminaire XVII [6], Lacan souligne que le discours de la science amène à la forclusion du sujet du désir, de l’énonciation. Or, l’alliance du discours scientifique et du discours capitaliste risque ainsi de pervertir la fonction première de la médecine : soigner. En quête d’un savoir sans faille, applicable à tous, le corps finit par y devenir surface d’intervention technique. Par ailleurs, même le discours de l’hystérique semble défaillir : les sujets ne questionnent plus le savoir du maître, mais se laissent suggestionner par les discours numériques. Dès lors, le corps d’aujourd’hui est-il toujours le corps parlant ? 

À l’ère où le lien social repose moins sur l’identification, et dans la tentative de maîtriser le réel, ce qui échappe et qui est propre à chacun, les stylos GLP-1 incarnent le fantasme contemporain d’un corps optimisé, modulé, régulé par le savoir scientifique et surtout, vidé de toute jouissance.


[1] Bonnaud H., Le Corps pris au mot. Ce qu’il dit, ce qu’il veut, Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2015, p. 65.

[2] https://enversdeparis.org/fantasmes-contemporains-du-corps-2/

[3] Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, Paris, Navarin, 2011, p. 11-33.

[4] Bonnaud H., Le Corps pris au mot, op. cit., p. 19.

[5] Caroz G., « Corps et objets sur la scène », La Cause freudienne, no 69, septembre 2008, p. 22.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991.