Deux personnages d’exception
par Philippe Benichou
Il ne s’agit pas ici d’une ségrégation subie, mais d’une volonté d’affirmation narcissique qui dans les deux cas conduit au triomphe de la pulsion de mort aux dépens du sujet.
Les soirées du collectif «Théâtre et psychanalyse» ont été cette année l’occasion de rencontrer deux personnages d’exception qui auront tous deux exemplifié deux modalités d’inscription dans le lien social basées sur l’exclusion choisie. Il ne s’agit pas ici d’une ségrégation subie, mais d’une volonté d’affirmation narcissique qui dans les deux cas conduit au triomphe de la pulsion de mort aux dépens du sujet. Richard III et Baal, de refuser l’identification au semblable comme l’appartenance à une communauté, se retrouveront, chacun à leur façon, seuls, destitués de leur fatuité, et confrontés à l’Hilflosigkeit freudienne.
Richard III de Shakespeare tout d’abord. Sa figure haineuse fut élaborée par les historiens afin de stigmatiser la figure du pouvoir d’une dynastie vaincue pour mieux fonder la légitimité de celle qui lui succéda. Shakespeare, lui, fit de son héros celui qui, d’être exclu par sa laideur et sa difformité du champ de la séduction et de l’amour, est «déterminé à être un scélérat». L’équivoque existe dans la langue anglaise qui fait entendre une affirmation du sujet comme une causalité dont il n’est pas le maître. Nul interdit ne saurait arrêter Richard dans la voie de la réalisation de son désir et la pulsion de mort est aux commandes dans les meurtres successifs qui sont la voie de son accès au trône. Une fois roi cependant c’est pour lui le début de la fin, et s’il poursuit l’œuvre de la volonté qui s’impose à lui, quelque chose a changé. Les spectres de celles et ceux qu’il a sacrifiés le hantent et se fait jour en lui une culpabilité que ne vient soulager aucune “pitié” pour lui-même. Rendez-vous est pris avec le maître absolu, la mort, face à laquelle il retrouve sa détermination, mais réinterprétée. Elle aura été celle de “l’esclave” jouant sa vie “sur un coup de dé”. Et la pulsion de mort de l’emporter à son tour.
Avec Baal de Bertold Brecht, nous retrouvons la même fiction d’une volonté qui s’affirme libre et dont le corrélat est une position de jouisseur cynique détruisant celles et ceux qu’il rencontre. Mais chez Baal, nul désir de pouvoir. Si Richard est roi, Baal est poète, errant, sans père, et dont le lien à la mère qu’il abandonne témoigne qu’il ne saurait reconnaître de dette symbolique. Il traverse l’ensemble des couches de la société de son temps et toutes le rejettent comme l’incarnation de la bête, nom du Diable, qui ne respecte rien de ce qui fonde la communauté des semblables. En Baal se nouent la plus grande crudité de l’acte sans culpabilité et la plus grande poésie de la parole, remarquablement mise en valeur par la traduction d’Eloi Recoing récemment publiée chez Acte Sud. Chez Baal, la volonté de jouissance est aussi tout autant triomphe de la pulsion de mort. «Nous sommes libre, plus rien ne nous oblige» dit-il mais sa position de non-dupe échoue à le préserver de la douleur d’exister et c’est dans une détresse profonde qu’il restera, seul, à la fin de la pièce.