Échos aux chants joyciens
par Karim Bordeau
Le 27 septembre 2025, Psynéma organisa dans les locaux du Patronage laïque Jules Vallès un événement autour du remarquable film The Dead de John Huston, adaptation d’une nouvelle de James Joyce, extraite par ailleurs du recueil Dubliners.
Richard Ellmann montre très bien dans sa biographie en quoi le récit des Morts est une pièce pivot dans l’œuvre de James Joyce où en effet les morts et les vivants se côtoient dans un étrange voisinage : « La signification finale, la dépendance mutuelle des vivants et des morts, est le fruit d’une méditation qui date de la première jeunesse de l’auteur. 1» L’objet indescriptible auquel Joyce avait affaire impliquait cette continuité topologique dont on trouve un paradigme dans l’épisode Circé d’Ulysse, où la mort et la vie se nouent singulièrement, les fantômes venant livrer aux vivants leurs messages énigmatiques et comiques. Dans Finnegans Wake cette continuité est imagée par une rivière coulant incessamment, faisant que des lavandières, répercutant les murmures indistincts de la ville, deviennent des souches d’arbustes de rive ou des rochers baignant dans l’eau. Cette intensité rythmique est déjà présente dans Dubliners.
Huston restitue admirablement cette vie impalpable, indéchiffrable et musicale, qui anime le texte joycien. Dans la séquence saisissante qui clôture The Dead, le cadre de la fenêtre, répondant à l’absence mystérieuse d’un personnage défunt et aimé de Gretta, peine à contenir les pensées et les divagations de Gabriel qui réalise soudainement une solitude l’éloignant infiniment de sa bien-aimée : une sorte de multiplicité infinie en effet se dégage à la fin de The Dead, avec cette neige surabondante qui tombe partout sur l’Irlande, aussi bien sur les vivants que sur les morts. Difficile de ne pas entendre ici l’exil joycien : « Les Morts sont le premier chant de l’exil 2
On sait que Joyce, exilé très tôt dans sa vie de ses terres irlandaises vénérées, avait une conception de l’histoire (qu’il comparait dans Ulysse 3 à un cauchemar dont il essayait de s’éveiller) qui n’est pas celle des historiens où celle-ci est d’une certaine manière une théorie sur l’histoire, c’est-à-dire une façon d’ordonner des récits. Avec cette conséquence inéluctable que rien ne s’y joue véritablement. Lacan rejoint Joyce sur ce point :
« Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet.
Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. Par son exil, il sanctionne le sérieux de son jugement. Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus.
Relisez l’histoire : c’est tout ce qui s’y lit de vrai. 4
Freud donnait d’ailleurs une place centrale au déplacement dans la structure des pulsions et leurs historisations – jamais à leurs places, toujours déplacées.
Un mot sur la place du chant dans l’œuvre de Joyce. Lacan y donne une portée clinique saisissante, à l’usage des psychanalystes relevée d’ailleurs comme telle par Jacques-Alain Miller 5 dans son cours : « Laissons le symptôme à ce qu’il est : un événement de corps, lié à ce que : l’on l’a, l’on l’a de l’air, l’on l’aire, de l’on l’a ? Ça se chante à l’occasion et Joyce ne s’en prive pas. 6»
Cet événement de corps, point-nœud, nous exile du rapport sexuel. Nos deux artistes, John Huston et James Joyce, en savaient un bout.
[1] Ellmann R., Joyce, t. I, Paris, Gallimard, 1962, p. 303.
[2] Ibid., p. 305.
[3] Cf. James J., « Nestor », Ulysse, Paris, Gallimard, 2013, p. 92. Voir aussi les incises de Joyce sur ce point dans A Portrait of the Artist as a Young Man.
[4] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.
[5] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 24-33.
[6] Lacan J., « Joyce le symptôme », op.cit., p. 569.
