Épars désassortis de la globalisation
Épars désassortis de la globalisation
Par Marga Auré
Nous traversons actuellement une situation de crise mondiale au caractère inédit. Des millions de personnes sur la planète se sont retrouvées presque en même temps sous la contrainte de dispositifs de confinement à peu près semblables, une fois décrété dans chaque pays l’état d’urgence sanitaire répondant à la nécessité de freiner la diffusion de la pandémie de Covid-19. Chacun a fait son expérience de ce « réel sans loi », incalculable, avec son corps, son temps et son espace, mais parallèlement, le collectif – au sens freudien du « sujet de l’individuel »[i] – a fait une expérience de ce réel au regard de la multitude des singularités. À ce réel impossible, chacun a réagi de façon singulière avec plus ou moins d’angoisse ou d’une manière plus ou moins symptomatique.
L’Envers de Paris a réagi pendant cette période serrant les liens épistémiques entre ses membres en donnant la priorité à l’étude et à la transmission de la psychanalyse. Laurent Dupont, dans deux de ses lettres en mars 2020[ii], nous encourageait à maintenir ce lien de travail avec deux signifiants : « épars désassortis » ; qui avaient, par leur répétition dans ses deux lettres, retenu notre attention.
Lacan avait utilisé cette formule « épars désassortis » à propos de la passe et des AE de l’école signalant qu’ « il n’y a pas de tous en l’occasion, mais des épars désassortis »[iii]. Jacques-Alain Miller, ensuite, orientait la question du « il n’y a pas de tous » impliquant le réel en jeu soulignant : « le réel est fait d’éléments épars désassortis »[iv].
Ces deux signifiants « épars désassortis » prennent une toute autre résonance dans le contexte actuel aussi bien pandémique que global. Ils opèrent une torsion entre « tous les mêmes », devant cette expérience collective planétaire, et la dissymétrie, dans l’inconscient, de « l’un-tout-seul » qui nous fait des uns « épars désassortis » en relation au réel.
Nous entendons par époque globale celle qui est venue s’imposer après la décadence de la modernité introduite par l’industrialisation. À partir des années 1950, l’hypermodernité a été précipitée par une économie de marché sauvage, conjointement à la réussite et à l’accélération des avancées techniques et scientifiques. L’une des conséquences majeures de ces avancées a été la révolution du maniement du temps et de l’espace qui a uniformisé le globe avec les mêmes marchandises, dans un monde qui devenait non seulement de plus en plus multiple et désordonné mais qui menait inexorablement à des bouleversements climatiques et à des catastrophes sanitaires comme celle que nous vivons aujourd’hui. La globalisation a marqué un changement d’époque colossal. Un nouveau malaise est apparu.
Tel que Lacan l’avait prophétisé, l’époque s’avère agitée par la montée des fondamentalismes religieux et par la prolifération des ségrégations. Il a montré comment la modernité s’est trouvée sans modèle qui puisse servir d’Idéal immuable suite à l’évaporation du Nom du Père. Cette fonction vient lier le désir à la loi, au nom de l’Idéal, un Idéal « pour tous », universel, à l’exception du Père. L’ordre ancien, avec la boussole d’un Autre consistant s’est désagrégé. Nulle garantie par un Autre solide. Une société de frères émerge à la recherche d’Idéaux tenaces, vectorisée par une économie ultralibérale et par la dominante poussée sociale à la consommation d’objets.
Miller nous a fait remarquer à quel point « la montée au zénith de l’objet a »[v] devient la boussole de la civilisation d’aujourd’hui signalant que « la thèse de Lacan qui nous éclaire ici est celle du privilège du plus de jouir pour situer la jouissance contemporaine »[vi], à tel point que dans le monde de la globalisation « c’est la catégorie du manque elle-même qui tend à devenir obsolète »[vii]. La performance de la globalisation suppose de combler tout manque, cela génère bien entendu de la plus-value mais, les conséquences sont lourdes dans la clinique car, quand le manque vient à manquer, les phénomènes d’anxiété et d’angoisse s’expriment. Le gigantesque progrès de la science, et l’économie de marché, ont fait triompher sur la planète entière une société d’addicts, d’hyperconnectés, une société de consommateurs d’objets avec le droit pour chacun d’en jouir. Avec l’inconsistance de l’Autre, apparaît une nouvelle clinique, la clinique de la « forclusion généralisée » et l’arrivée d’une myriade de nouveaux monosymptômes.
Du point de vue des identifications, on peut clairement observer qu’elles sont mises à mal dans la société globale. Puisque « l’identification se réfère à l’Autre »[viii], lorsque l’Autre perd de sa consistance, l’identification pâtit et devient protéiforme. Avec la chute du Nom-du-Père et de ses idéaux stables, une société hybride s’est mise en place. « Les hybrides vont croître et multiplier […] et le nuancier ira à l’infini »[ix]. Du côté de la sexualité, on découvre de plus en plus de variétés d’identité de genre, de plus en plus épars et désassorties, s’éloignant de ce qui correspondait auparavant à la norme mâle. Nous nous trouvons maintenant dans la polychromie identitaire du cis, des homme cis, des femmes cis, des trans M to F, trans F to M, provoquant des nouvelles luttes et des nouveaux rejets tel que les transphobies et les TERF[x]. Une multitude de façons de procréer, de vivre sa sexualité ou d’être en couple, est mise en place, soutenue par des nouvelles techniques biomédicales et génétiques engendrant des nouveaux désirs, des nouveaux modèles de parentalité. Les lois s’adaptent ensuite.
Dans la société globale deux logiques distinctes de « l’Un » vivent ensembles. Ces logiques ne s’excluent pas mais elles subsistent dans le malentendu et « le non rapport ». D’un côté, le capitalisme incarne le discours du Maître, de « l’Un absolu », qui commande pour « tous pareil ». Le monde de la globalisation dans ce sens est régi par l’Œdipe, car le capitaliste se met à la place du Père d’autrefois, faisant exception et dictant la loi d’un marché « pour tous ».
De l’autre côté de cette logique, à l’époque de l’Autre qui n’existe pas, chacun est accaparé par son petit gadget et par ses objets qui lui procurent son plus-de-jouir particulier. C’est l’époque d’« à chacun son truc »[xi]. Dans le monde global de l’Autre qui n’existe pas, l’orientation est donnée par une multitude de « bavardages communautaires »[xii], qui s’émettent dans les débats télévisés par des multiples points de vue de scientifiques, de journalistes, de juristes ou de tout venant qui se retrouvent dans une cacophonie d’avis.
Lacan avait abordé l’inconscient en connexion structurelle au discours du Maître, par l’impératif d’un surmoi féroce, qui était aux commandes. Le discours du Maître de l’inconscient est néanmoins à l’envers du discours de la psychanalyse et nous constatons à quel point la structure de ce dernier est voisine du discours de la civilisation hypermoderne par la présence primordiale de l’objet.
Le discours de la psychanalyse – avec l’analyste en position de semblant d’objet – permet, non seulement, de saisir la singularité de chaque sujet, mais de donner un savoir y faire avec son symptôme, porteur en lui-même d’une modalité de jouissance inclassable, qui dévoile « l’un-tout-seul » de chacun. Nous y retrouvons la logique du pas-tout, logique qui nous situe au cœur de la contemporanéité. La psychanalyse donne une chance aux « Uns égarés »[xiii] que nous sommes, d’établir un nouveau lien à l’Autre, élevant la psychanalyse à sa dimension politique en relation au collectif.
[i] Lacan J., « Le temps logique ou l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213, note 2.
[ii] Lettres des 20 et 29 mars 2020, ECF-messager.
[iii] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres Écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 573.
[iv] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 11 février 2009, inédit.
[v] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, p. 11.
[vi] Miller J.-A., « Malaise dans l’identification », Mental, n°39, p. 160.
[vii] Miller J.-A., « Intuitions milanaises », Mental, n°11, p. 15.
[viii] Miller J.-A., « Malaise dans l’identification », op. cit., p. 151.
[ix] Miller J.-A., « Tombeau de l’homme de gauche », Lacan quotidien, n° 898, 4 décembre 2002.
[x] TERF : Trans-Exclusionary Radical Feminist.
[xi] Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », entretien, Le Point, 18 août 2011, disponible sur internet.
[xii] Miller J.-A., « Malaise dans l’identification », op. cit., p. 173.
[xiii] Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », op. cit.