La Marquise d’O*** ou L’envers du mythe de Psyché
Par Nathalie Georges-Lambrichs
« Est-ce qu’il y a des chambres à coucher ? Il n’y a pas d’acte sexuel… Ça laisse, sur la chambre à coucher, hein… mise à part celle d’Ulysse, où le lit est un tronc enraciné dans le sol… ça laisse sur le sujet des chambres à coucher… et puis surtout à notre époque, hein, où toutes les choses se balancent dans le mur !… ça laisse un sérieux doute, mais enfin c’est une place qui, au moins théoriquement, existe. »
Jacques Lacan, dernière leçon du Séminaire, livre XIV, « La Logique du fantasme », inédite.
Le récit[i] de Kleist tourne autour d’un événement mystérieux. Certain dans sa conséquence, il ne l’est pas dans sa cause, qui varie, selon les civilisations, soit qu’on l’attribue au fait que la créature du genre féminin aurait touché telle pierre blanche à l’entrée du village, ou qu’elle se serait grattée avec « la canne de Chat Sauvage (autre nom du Lynx) »[ii], ou encore – c’est la version discursive dite moderne – que ses parties génitales se seraient rapprochées de celles du sexe mâle jadis qualifié d’« opposé » à une période propice à la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde – parfois quelques-uns de l’un ou de l’autre genre (ou espèce), cette dernière théorie dite scientifique étant battue en brèche depuis la fin du XXe siècle par d’autres modalités nées d’une technologie de pointe.
Cette chose apparentée au mystère qui fait tenir ensemble la secte du Phénix est donc une grossesse.
Le récit de Kleist, dont Éric Rohmer a fait le plus beau film[iii] qui puisse être, tourne autour d’un être dit « femme », de noble extraction, une marquise. Pour ne pas dévoiler son nom au tout-venant elle est nommée « d’O*** », si bien que la réputation sans tache de cette veuve et mère de deux enfants inscrit après coup, pour nous lecteurs, dans sa descendance littéraire, l’héroïne du roman de Pauline Réage[iv], à qui la Terreur aurait retranché son titre et la particule attestant sa noblesse.
La guerre fait rage. La marquise d’O*** a trouvé refuge dans la forteresse que défend son père. Au cours d’une profonde nuit, elle est arrachée des mains de quatre officiers ivres prêts à attenter à son honneur par un officier supérieur, étranger. Celui-ci s’est présenté le lendemain, non en sauveur, mais en prétendant empressé à sa main. Éconduit, la marquise n’envisageant pas de mettre un terme à son veuvage, il a disparu.
La paix revenue, c’est le corps de la marquise qui est assiégé. Si force est de postuler un assaut originel, rien n’y conduit. Ni le soupçon, ni la méfiance, ni la réprobation, l’accusation, le reniement, le bannissement infligés à l’infortunée n’entament l’ignorance absolue où elle se trouve de la cause de son état, que pas un instant elle ne songe à contester, non plus que les injures qui lui sont faites : elle accepte d’être chassée de la maison paternelle et se soumet à la disgrâce qui l’accable, sans sombrer pour autant dans la folie ou le déni. Mieux : elle doute si peu qu’un homme soit la cause efficiente de son état qu’elle le fait rechercher par voie d’annonce. Qu’il se présente, elle convolera, pour que soit établie la filiation de l’enfant. Sa mère, qui a eu vent de l’annonce, la met à l’épreuve et convaincue de son innocence, lui accorde son pardon.
Je ne vous ferai pas languir davantage. Le bel officier étranger se présente à point nommé, pour répondre à l’annonce. C’est donc lui. Il épouse, et on le prie de ne jamais reparaître.
Il insiste pourtant, aussi discret qu’il l’avait été… mais quel mot pourrait dire, ce qu’il avait été, en ce moment dont seul un accroc dans le manteau de la nuit permit de situer les coordonnées ?
Le temps fit pourtant son œuvre, jusqu’à un dénouement en forme de nœud de félicité conjugale, enfin. Après l’égarement fatal et la pénitence imposée, l’homme, à force d’abnégation, obtient son pardon : lui ou le phallus qu’il avait avoué porter ? Kleist n’a pas l’outrecuidance de poser la question – ni Rohmer.
Ayant ravi la jeune femme jusqu’à la faire pâmer dans la lumière noire, il avait obtenu un oui forcé, en guise du premier qui n’avait pu se dire, puis un oui assumé, scellé de cet aveu : l’aurait-elle regardé comme un démon si elle ne l’avait vu, la première fois comme un ange ?
Ainsi se démontre que « le second temps n’a rien à faire avec le Nachtrag analytique »[v]. Entre le temps 1 et le temps 2 (l’attentat silencieux et la demande en mariage) on sera sensible à la schize de l’œil et du regard soudain devenue abîme, d’ignorance pour l’une, de savoir impuissant et de vain désir de réparation pour l’autre.
L’attentat commis n’avait attenté à aucune pudeur, la jeune femme étant « sans connaissance ». Cet inconcevable serait donc concevable après coup. L’homme qui avait perpétré l’attentat et connu la marquise au sens biblique est-il le même que celui qui, le lendemain, se présente pour demander sa main ? S’étant après coup reconnu comme auteur, l’homme qui cherchait à recouvrir l’exaction d’une chape de silence se fit pourtant, dans un deuxième temps, une fois la marquise devenue mère, reconnaître comme tel.
Quant à la femme, l’alliance de la peine infligée au coupable – devenu son époux dans les formes mais déchu de tous les droits afférents à cette dignité – et de la persévérance du vainqueur d’un soir, vaincu par sa faute, d’une longue cour, permit que se développe et finisse par s’extraire, comme l’image du négatif, le souvenir brûlant d’une étreinte unique à la perte de laquelle elle allait consentir enfin, se risquant à parier, qui sait ?, sur un « encore ».
On n’oubliera pas l’atmosphère de rêve et de fantasme – la fantaisie est l’essence du romanesque – qui nimbe les personnages, ni que la lecture des romans est à l’amour un poison exquis ou un remède ingrat. Certains témoignages existent des goûts qu’elle a façonnés, et d’éveils, toujours singuliers.
[i]. Von Kleist H., Die Marquise von O… (1808) trad. La Marquise d’O…, Paris, Phébus, 1976.
[ii]. Lévi-Strauss C., Histoire de lynx, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2008, p. 1271.
[iii]. La Marquise d’O…, film français d’Éric Rohmer, 1976.
[iv]. Réage P., Histoire d’O, Paris, Pauvert, 1954.
[v]. Lacan J., Je parle aux murs, Seuil, Paris, 2011, p. 81.