La réponse des hommes de Tiphaine Raffier ou l’énigme de chacun.

par Olivia Bellanco

Le vecteur théâtre et psychanalyse de L’Envers de Paris nous emmène le 14 janvier 2024 au théâtre de l’Odéon pour découvrir la pièce de Tiphaine Raffier intitulée La réponse des hommes, avec pour sous-titre « Variation sur neuf œuvres de miséricorde ». Avec sa compagnie « La femme coupée en deux », Tiphaine Raffier porte à la scène ses lectures de l’Évangile selon saint Matthieu mais aussi celles de philosophes comme Ruwen Ogien ou Frédérique Leichter-Flack.

Bien que le titre laisse entendre une réponse possible, la pièce pose au contraire des questions morales et éthiques transposées à notre époque sur des thèmes mêlant « sacré et profane [1]» tels que la maternité, la pédophilie, la guerre, la maladie, la prison. Les tableaux s’enchaînent et s’entremêlent. À la manière de séances courtes, quelque chose reste en suspens. Rien n’est résolu ou quand on pense y arriver, le contraire se démontre.

 

La pièce commence ainsi par le personnage de Madame Serra, une mère qui n’arrive pas à l’être et qui se retrouve de ce fait dans un service de « maternologie » où le personnel essaie de lui apprendre à s’occuper de son bébé. Madame Serra, quant à elle, semble ne vouloir parler que de son travail dans une ONG œuvrant dans des pays où la guerre fait rage. Le prénom de son enfant en porte la trace. Elle n’est pas entendue. Un rêve insiste et elle en parle au psychologue du service : on lui visse une couronne sur le crâne, elle a mal et en parle autour d’elle. On lui renvoie que c’est le prix à payer pour les femmes qui donnent la vie. Ce rêve fait écho au précepte de la Genèse : « tu enfanteras dans la douleur ». Le rêve rejoue ainsi sa partie biblique. La douleur est implacable, obligatoire, et rien ne peut se dire à l’image du psychologue qui lui souligne maladroitement la présence de la mère dans son rêve pour s’en détourner aussitôt : « On arrête, parlons du réel. Votre bébé a maintenant trois mois [2] ».

Le discours de l’inconscient se trouve ainsi balayé au profit d’une thérapie éducative où la façon de prendre soin de son nouveau-né est inculquée par la répétition inlassable de gestes de nursing. Sa douleur est banalisée, comme dans son rêve, car toute parturiente passe par là peu ou prou. Elle n’est pas écoutée là où elle parle ; les autres veulent parler du bébé, lui donner un mode d’emploi. La couronne, qui n’est pas sans rappeler la passion du Christ, est le forçage des hommes à son endroit. Il faut que « ça lui rentre dans le crâne » : elle va et doit être mère. La suite de la pièce nous montre qu’il en va tout autrement car il est impossible, même par injonction, d’imposer un désir à l’autre au nom d’un bien commun ou d’un Dieu.

 

Les scènes qui suivent rendent compte de cette même problématique tout en abordant des thématiques sensibles et difficiles. Un personnage pris dans la tourmente se retrouve face à d’autres qui essaient de le sauver sans entendre l’enjeu qui lui est propre. Il s’agit surtout pour ces derniers de refermer la question une fois qu’elle est posée. L’idée du bien dirige paroles et actions de ces autres personnages auprès du sujet « déviant », « a-normal » pour le rediriger, le replacer dans le droit chemin, pensant par là que c’est une façon de répondre au symptôme. Ainsi, une discussion entre soignants à propos d’un patient pédophile prend cette tournure : « On peut réussir à reconstruire avec lui les barrières de l’interdit. Il a besoin d’un cadre ferme […] Il faut qu’on continue à lui dire “Tu peux faire ceci, mais pas cela.” Il est sur le chemin de la prise de conscience [3] ». Mais la jouissance ne s’éduque pas : l’alcoolique, le prisonnier, le dialysé en attente de greffe ou bien le pédophile le démontrent bien.

 

La miséricorde rate toujours son objet justement parce que désir et demande s’y retrouvent écrasés. La miséricorde « est un programme impossible. Une équation impossible, indécidable dirait-on en mathématiques. La miséricorde n’est pas un projet humain, c’est un projet divin [4] » dit le prisonnier Samy à son visiteur. Dans la religion, Dieu « désire ce qui s’accomplit [5] » indique Lacan soulignant que le désir du sujet se retrouve aboli avant même qu’il ne se crée. Il n’y a pas d’espace possible pour l’énigme même du sujet mais une réponse avant tout déjà-là, même si elle est en devenir. Pas de dialectique offerte au sujet mais un prêt-à-penser, une réponse déjà faite avant même qu’une quelconque question ne se pose.

Tiphaine Raffier nous montre alors comment ces personnages se détournent du chemin divin pour renouer avec leur être de désir. La question morale s’efface au profit de celle qui est propre à chacun. Leurs actes, témoignant de leur profonde singularité, traduisent l’échec d’une rééducation valable pour tous. Le personnage « amoral » est poussé à agir à partir de sa propre énigme dont son symptôme témoigne. Le symptôme insiste, se répète représentant la coordonnée commune à tous les hommes, chaque variation la déclinant. Chaque personnage en porte la marque : la jouissance itère, encore et toujours.

 

Mais plutôt que d’en montrer sa répétition infinie, la lecture de Tiphaine Raffier fait coupure. Les scènes se retrouvent interrompues, scandées par une alarme qui trouve sa ponctuation par l’image d’une fractale qui elle-même également apparaît sur différents accessoires scéniques. Une fractale est la reproduction d’un motif à l’infini, et parfois le même lorsqu’elle est dite « autosimilaire ». Dans La réponse des hommes, elle joue à la fois le rôle de scansion tout en indiquant un rapport infini. Un surgissement infini discontinu, donc.

La fractale [6] se rapproche ainsi du symptôme tel que Jacques-Alain Miller l’a souligné dans son cours « L’être et l’Un [7] ». Il y souligne que le symptôme est une répétition de l’ordre du Un qui n’est pas une addition. Il prend l’exemple de l’addiction en disant que chaque verre est au fond toujours le premier [8]. Le personnage de Catherine qui préfère troquer tout ce qu’elle a, dont son fils, contre une bouteille de gin l’exprime ainsi : « Là où le désir des autres est changeant, nous savons exactement de quoi nous avons besoin. Tu as besoin de Laurent et moi, aucun Dieu, aucune marchandise ni aucun Caravage ne pourront remplacer cette bouteille de gin. [9] » Le Un surgit, itère, encore et toujours mais à chaque fois depuis un statut unaire. Il se répète comme marque unique et intime du sujet.

Ce Un provient de l’impact du signifiant sur le corps conférant la pulsation du sujet dans sa vie. Tiphaine Raffier traite cette itération propre au parlêtre dans sa mise en scène tout en laissant en suspens une quelconque résolution. De fait, même après une profonde analyse, si tant est que cela soit possible, il y a toujours un reste. Le symptôme laisse des miettes de réel, l’infini ne se réduisant pas en un point.

 

À l’image du conférencier musicologue à tendance pédophile, loin d’adoucir les mœurs, Tiphaine Raffier tord un discours commun de bienveillance pour en dévoiler toute sa complexité et son ressort. En en passant par le chaos voire l’horreur, elle montre l’envers du décor lorsque l’on essaie de rééduquer le symptôme en le prenant pour ce qu’il n’est pas : une erreur à rectifier. Cette pente peut mener au pire par la fixité imposée comme le démontre aussi bien la première scène de la couronne de fleurs vissée sur le crâne de la parturiente, que la dernière où les murs se referment sur les personnages. À ceci près qu’une indication apparaît dans ce dernier tableau : « Sauvegarder la Création ». Car aussi bien le signifiant a-t-il frappé le corps, qu’il permet également de manier quelque chose du sujet dans son rapport à la jouissance dont le symptôme est le paradigme. D’avoir arraché le verbe ou la parole à Dieu en croquant le fruit défendu par l’entremise d’Ève, l’homme est ravalé à sa propre faute, le sin [10]. Cette faille [11] s’insère dans la chair du sujet qui n’aura pour seul recours que sa parole, soit sa propre façon d’habiter le langage. La création est celle du signifiant lui-même dans la lecture de l’énigme qu’est le sujet pour lui-même l’amenant vers un bien-dire. S’en détourner ouvre à un chaos sans nom.

 

 

 

[1] Raffier T., La réponse des hommes. Variation sur neuf œuvres de miséricorde, Paris, L’avant-scène théâtre, 2021, p. 65.

[2] Ibid., p. 19.

[3] Raffier T., La réponse des hommes, op.cit., p. 70.

[4] Ibid., p. 61.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit.

[6] Les fractales ont été découvertes par le mathématicien Benoît Mandelbrot en 1975.

[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un » (2010-2011), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, inédit.

[8] Ibid.

[9] Raffier T., La réponse des hommes, op.cit., p. 43.

[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 12 & sq.

[11] Ibid.