Le plaisir et la jouissance du texte selon R. Barthes
Dans son carnet de notes préparatoires à son séminaire à l’École Pratique des Hautes Études de 1973, R. Barthes rappelle que la littérature n’est pas un simple divertissement, mais qu’elle trouve son fondement dans une jouissance qui ne peut ni se dire, ni s’écrire. « L’écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son Kamasutra [1] ».
La coupure
Pour rendre compte de cette jouissance du langage, R. Barthes se réfère aux écrits de Sade et y met en valeur la fonction de la coupure. Il situe cette coupure entre les deux usages du langage de Sade : un usage du langage dans « son état canonique, tel qu’il a été fixé par l’école, le bon usage, la littérature, la culture [2] » et son usage subversif faisant du signifiant un « vide apte à prendre n’importe quel contour [3] ». Ces deux usages dessinent respectivement « un bord sage » et « un bord mobile [4] » qui entretiennent entre eux un rapport de « compromis qu’ils mettent en scène [5] ». R. Barthes fait de ce compromis la nécessité même de l’écriture qui vise les deux usages et qui les met en scène par la coupure. En effectuant une coupure dans le langage de la culture en usant d’une langue qui subvertit la conformité de ce langage, l’écrivain ne vise pas à le détruire mais il cherche à y ouvrir une faille de jouissance. Inversement, il coupe cette jouissance du texte subversif en se servant du plaisir que lui procure la culture classique du signifiant.
La faille
Chaque écrivain a sa manière de faire usage de la coupure lui assurant un compromis symptomatique entre l’Autre du langage commun où s’exerce le plaisir du texte et la faille subversive où se manifeste une jouissance hors sens. Prenant G. Flaubert pour exemple, R. Barthes fait valoir sa « manière de couper, de trouer le discours sans le rendre insensé [6] ». Se gardant d’effectuer des ruptures sporadiques, abruptes et spectaculaires, Flaubert insère dans la langue de son Autre « des ruptures surveillées, des conformismes truqués et des destructions indirectes [7] ». Entre les deux bords du plaisir conformiste et de la jouissance subversive, la langue de Flaubert se veut « radicalement ambigüe [8] ». Cette ambigüité stylistique, R. Barthes la fait équivaloir à l’entrebâillement de l’étoffe qui érotise le corps qu’il laisse entrevoir. Pour mettre en scène l’apparition et la disparition de la faille de l’Autre du langage, chaque écrivain met singulièrement en crise le plaisir confortable qu’il prend à faire usage de la langue de sa culture, en jouissant de faire vaciller ses propres assises culturelles et historiques.
Le corps
Que ce soit par le texte-plaisir ou par le texte-jouissance, chaque écrivain met en jeu ce que R. Barthes nomme le « corps érotique [9] ». Le texte de plaisir correspond au moment où le corps se satisfait avec la langue culturelle dans laquelle il attrape et suit ses propres idées, « car, souligne R. Barthes, mon corps n’a pas les mêmes idées que moi [10] ». Le texte de jouissance n’est pas le prolongement à un autre degré du texte de plaisir, mais il surgit dans ce texte « à la façon d’un scandale (d’un boitement), […] il est toujours la trace d’une coupure, d’une affirmation (et non d’un épanouissement), […] [il] n’est jamais qu’une contradiction vivante [11] ». Si l’écrivain du texte du plaisir accepte la lettre et la culture, celui du texte de jouissance est en rupture radicale avec le discours dominant. Divisé entre le plaisir de la métonymie du texte dicible et la jouissance indicible et interdite, l’écrivain, comme son lecteur, aime le langage et se confronte à l’imprévisibilité d’une faille asociale et scandaleuse qui troue le langage. Parce que « les bords, la faille sont imprévisibles [12] », toute écriture rencontre « le plaisir [qui] grince, la jouissance [qui] pointe [13] » et travaille à les traiter avec la langue.
La jouissance du nouveau
Cet ébranlement du plaisir du texte par la jouissance est source, souligne R. Barthes, d’un « nouveau absolu [14] ». Il situe au XVIIIe siècle, les débuts de l’écriture de la jouissance du nouveau. Les auteurs, et particulièrement Sade, cherchaient à faire resurgir la jouissance refoulée sous l’aliénation du pouvoir, répétant sans cesse le même sens, les mêmes mots, les mêmes stéréotypes et la même idéologie. Cette coupure avec le discours dominant est liée à cette jouissance du mot nouveau en tant qu’elle est « un principe d’instabilité absolue, qui ne respecte rien (aucun contenu, aucun choix) [15] ». Déserter la répétition du mot, fuir la relation qui va de soi entre deux mots importants, pousser plus loin la pratique du langage jusqu’aux limites de la nomination et de l’imagination, rapprochent l’écriture du texte du réel de la jouissance. Si cette jouissance défait la nomination et l’imagination, met en pièce le plaisir, la langue et la culture, obéit à l’immédiateté et échappe au temps pour comprendre, elle ne sert la perversion, note R. Barthes, que si son extrémité vise sa propre garantie. Il reconnait aux écritures d’avant-garde, de ne pas se contenter d’être subversives, mais surtout de produire un terme inédit, « un terme excentrique, inouï [16] ». Ce que la jouissance du texte et du nouveau accomplit pour l’écrivain « c’est une pratique [17] » qui, au-delà du plaisir du texte confortant l’identité fictive de l’égo, retrouve le corps de jouissance inculturelle, le lie à des éléments historiques, sociologiques, biographiques et produit un texte qui soit « l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage [18] ».
[1] Barthes R., Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 13.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 16.
[7] Ibid., p. 17.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 26.
[10] Ibid., p. 27.
[11] Ibid., p. 31.
[12] Ibid., p. 51.
[13] Ibid., p. 52.
[14] Ibid., p. 55.
[15] Ibid., p. 59.
[16] Ibid., p. 74.
[17] Ibid., p. 81.
[18] Ibid., p. 89.