L’émoticône nous interprète
par René Fiori« Elle aime à bricoler des paquets », dit Polio. « C’est comme s’il avait honte de porter devant moi tout ce soin [1] ».
« Et les mille bruits de l’obus ou de la balle : tonnerre dans le ciel, châtaigne qui éclate sous la cendre, chant de crapaud, cigales, abeilles, maison qui s’effondre. Je me réjouissais avec une joie enfantine de leur variété et de leur force [2] ».
S’il fallait aujourd’hui adresser un message par mail avec ces deux phrases. Quel émoticône choisirions-nous dans ces deux cas ? Pour ces deux sentiments, il n’en existe pas, ou bien s’ils existent, ils apparaissent tout de suite réducteurs. Quoiqu’il en soit, l’énonciation perçue dans ces deux phrases se présente, dans le message internet, comme amputée ou, dans le meilleur des cas, atrophiée. D’autres machines y concourent comme le questionnaire dans le domaine du soin, ou la profuse novlangue angloïde dans le discours courant.
De l’imaginaire au réel du corps
Ces phrases, dans la mesure où elles sont extraites d’une œuvre littéraire, révèlent à un haut degré la problématique de l’énonciation. Le désir pour celui qui écrit, qui devient le désir de l’autre, pour celui qui reçoit le mail et le lit, apparaissent, entamés de cette dernière. Ce réel du sujet, tel qu’il se présente dans l’image d’un autre en présence, est for-clos, c’est-à-dire, au sens littéral, enfermé au loin. Il s’agit bien ici de ce « désir de l’autre, qui est le désir de l’homme, [et qui] entre dans la médiation du langage […] dans la relation symbolique du je et du tu [3] ».
Celui qui communique avec un autre par internet, et par toute machine numérique appareillée à un algorithme programmatique, n’a accès qu’à une énergie du désir de l’Autre broyée, pulvérisée, par le programme et l’algorithme, rendue ainsi méconnaissable. Ce réel de l’autre, inclus dans le corps, participe de la vivification de la relation intersubjective. Avec le numérique on peut dire qu’il y a atteinte au nouage du réel du corps avec son imaginaire spéculaire, pensée comme image dégagée par le corps en présence. Aussi celui qui écrit comme celui qui le lit, ne se reconnaissent-ils pas dans un message humoristique par exemple, et tout juste s’il est précisé par un émoticône. Le « maileur » est comme la caissière du supermarché qui, aujourd’hui, scanne les articles du client, et dont l’addition des prix des produits est calculée par la machine. Tous deux ne se reconnaissent pas dans le produit de leur travail. Ainsi la caissière est-elle en passe d’être remplacée par la caisse automatique, quand celui qui écrit sans énonciation, tôt ou tard pourra faire appel à l’IA façon ChatGPT pour correspondre avec l’autre. Ainsi les mots de la machine, sans énonciation, deviennent-ils grimaçants et persécuteurs.
Le symbolique désappareillé de l’imaginaire et du réel
Nous avons cédé à la machine. Mais avons-nous consenti [4] ? Lorsqu’apparut la machine à calculer, on l’appela dans les années 50, « machine à penser ». Aujourd’hui la formule « Intelligence artificielle » fait florès. Pourquoi n’a-t-on pas utilisé d’autres formules comme « intellection artificielle », ou « expressivité artificielle », ou encore créé un néologisme ad hoc ? En créant cette formule nous avons consenti sans savoir à quoi nous allions céder, ceci en anthropologicisant la machine.
Ainsi en est-il du terme « téléportation » qui court dans les romans et les séries de science-fiction [5]. C’est impossible dirons-nous. Mais l’intelligence artificielle aussi est impossible. C’est justement au moment où les machines étriquent l’énonciation du sujet que la « téléportation » peut se diffuser dans le discours courant. Impossible de téléporter un esprit, un mental par machine. Mais la langue et notre rapport aux mots se chargent préalablement d’opérer « une rectification subjective de masse [6] ». Et à cette téléportation, nous y croyons déjà. Téléporter, rien de plus aisé. Un algorithme amalgamera toutes les traces numériques de qui voudra s’y conformer : ses messages, ses images, sa voix, l’image de son corps et il se chargera de produire un avatar plausible, croyable qui, par exemple, restituera un proche disparu et avec lequel nous pourrons converser post-mortem. Comme dans le cas de la transition sexuée, se posera la question du qui suis-je, et « mon avatar ne serait-il pas plus réel que moi ? » Et peut-être créera-t-on des communautés d’avatar. L’avatar pourra aussi trouver une fonction thérapeutique. Pour cela on peut faire confiance à la séduction opérée par la science sur les instances de la santé mentale.
[1] Paulhan J., Le guerrier appliqué, Paris, 1982, p. 49-50.
[2] Ibid., p. 81-82.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 201.
[4] Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021.
[5] Years and years, série écrite par Russel Davies, diffusée sur France 2.
[6] Miller J.-A., « Parler avec son corps », Mental, no 27/28, 2012.
