Les femmes dans le cinéma des années 70

Les femmes dans le cinéma des années 70
Par Leïla Touati

Paul Newman a fait un film magnifique, malheureusement méconnu, qui inspire une réflexion sur les femmes dans le cinéma des années 70. Dans ce film sublime De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, de Paul Newman sorti en 1972, il s’agit de faire le portrait d’un trio familial constitué d’une mère et de ses deux filles. La mère, Béatrice est un sacré numéro ! Au début du film on aimerait croire que son caractère fantasque et énergique lui permettra de tenir sa barre. Mais au fur et à mesure du récit on sent bien qu’elle ne tient qu’à un fil : elle n’arrive pas à faire face au monde ni à s’engager pleinement dans la réalité, elle s’enferme de plus en plus dans sa maison obscure et désordonnée, elle peine à éduquer ses deux filles qu’elle assomme de paroles et d’actes inconsidérés, même si elle essaye de les aimer… à sa manière.

Il s’agit d’un portrait de mère défaillante, dans le sens où c’est l’histoire d’une femme qui échoue à incarner l’idéal maternel et l’idéal du way of life américain. Et si Paul Newman nous propose en 1972 cette figure féminine assez subversive – dans le sens où elle menace l’ordre établi – il n’est pas le seul réalisateur à prendre à bras le corps ce sujet puisque d’autres cinéastes majeurs des années 70 vont également s’avancer sur ce terrain d’un féminin qui déborde du cadre ; et qui est rupture franche avec l’image de la parfaite mère au foyer américaine. Si dans Rosmary’s baby de Polanski qui sort à la fin des années 60, la mère diabolique arrive encore à maintenir les apparences d’une mère au foyer classique ; les cinéastes des années 70 commencent à montrer des femmes qui mettent à mal les apparences : elles sont mal fichues, décoiffées, alcooliques, laides ou complètement déglinguées comme si elles voulaient échapper à la mascarade féminine. Ce sont les films :

Alice n’est plus ici de Martin Scorsese (1974),
Une femme sous influence de John Cassavetes (1976),
Carrie au bal du diable de Brian De Palma (1976),
nous pouvons rajouter  : L’exorciste de William Friedkin (1973) ou enfin d’Alien de Ridley Scott qui clos la décennie en 1979.

Tout d’abord, rappelons-nous ce qu’était le cinéma hollywoodien des années 50. C’était un cinéma dans lequel l’archétype féminin était représenté de manière très glamour avec des icônes telles Marylin Monroe ou Grace Kelly, qui se positionnaient avant tout comme objets de désir et qui étaient toujours parfaitement élégantes et tenues. Parfois un peu décoiffée ou fofolles, mais quand même toujours attirantes. Alors, que sont devenues les américaines qui avaient 20 ans dans les années 50, qui ont été bercées par cet idéal dans leur jeunesse, et qui comme Béatrice ont 40 ans dans les années 70 ? Bien souvent, elles se sont cognées contre un réel qu’elles n’avaient pas imaginé, autant qu’elles sont déçues de n’être pas devenues les femmes qu’elles avaient rêvé d’être.

Par exemple chez Scorsese, dans Alice n’est pas d’ici, il s’agit d’une femme au foyer de 35 ans malheureuse en ménage. Puis son mari meurt dans un accident de la route et sa vie prend un cours nouveau. Elle part avec son fils vers son rêve : devenir chanteuse en Californie. Sur une bande son rock, typique des années 70, le film montre une femme prise entre réalisme et théâtralité que de lourdes désillusions attendent.

Chez Cassavetes, le film Une femme sous influence commence par une mère qui se retrouve seule chez elle un soir. Son mari est retenu au travail et ses enfants sont confiés à la grand-même pour le week-end. Elle est tellement désemparée par cette soudaine solitude qu’elle sort et erre dans les bars jusqu’à ce qu’elle tombe sur un inconnu qu’elle ramène dans son foyer. Tout au long du film Mabel est une femme sans limite. Elle vit chaque émotion avec emphase et débordement, jusqu’à se perdre elle-même et à inquiéter tout son entourage qui hésite à l’hospitaliser.

Chez De Palma, Carrie est une adolescente de dix-sept ans, solitaire, timide, et mauvaise en sport. Elle est devenue le souffre-douleur de ses camarades de classe. Sa mère, Margaret White, avec qui elle vit seule est une extrémiste religieuse. Elle l’enferme parfois dans un placard obscur où elle doit prier pour expier ses fautes. Dans ce film d’horreur Carrie au bal du diable on a la représentation d’une mère au foyer qui atteint le stricte inverse de la femme glamour des années 50 pour prendre la forme d’une sorte de vieille sorcière repoussante.

L’exorciste et Alien sont également des films d’horreur qui tournent autour du corps féminin dans ce qu’il peut avoir d’inquiétant : une enfant qui a ses premières règles, un foetus qui se développe dans le ventre, la douleur de l’accouchement…

En tout cas, chacun à leur manière, ces films des années 70 présentent des mères de famille excessives, voir proche de la folie.  Avec chaque fois un père soit complètement hors champ, soit présent par instant mais incapable d’apaiser la situation. Ce sont aussi des femmes au foyer obsédées par l’idée de vouloir être autre chose que ce qu’elles sont devenues, explosant toutes les limites pour aller vers un absolu qui semble hors d’atteinte en réalité.

Peut-être aussi parce que ce qui se joue de singulier aux Etats-unis entre les années 50 et les années 70, c’est ce moment de contre-culture des années 60, autrement appelé le mouvement hippies. L’idéal hippies proposait de “vivre sans temps mort et de jouir sans entrave”.  Slogan qui a séduit l’Amérique et le reste de l’Occident pendant presque 10 ans. Jusqu’à ce que le crime perpétré par Charles Manson et son clan en 1969, renverse l’opinion publique américaine qui déchante brutalement de cet idéal. L’Amérique entre alors dans les années 70 avec la gueule de bois, l’ancien monde a volé en éclat, et il impossible de revenir en arrière.

C’est justement le thème central du dernier film de Tarantino: Once upon the time… in Hollywood (2019). Il dresse un portrait d’une communauté de hippies dégénérés: “la Manson familly” justement. Tarantino montre une vie en communauté vautrée dans la luxure qui est mise en contraste avec le quotidien laborieux d’un  acteur joué par DiCaprio. Cette comparaison, de deux positions existentielles opposées, semble vouloir plaider pour la nécessité de poser des limites aux individus afin de canaliser leur pulsions et leur excès. Contention qui n’est pas vaine selon Tarantino, puisqu’elle permet à l’homme de déployer sa parole. DiCaprio dans le film incarne la puissance du corps parlant (d’autant plus que Tarantino est un des plus grands dialoguistes de l’histoire du cinéma). Mais voilà, le ton du film de Tarantino est nostalgique, car cette drôle de fissure des années 60 a quand même gagné la partie. L’ancien monde a été ravagé et la civilisation a sérieusement vacillé. Ce moment de contre-culture, même s’il prend fin au début des années 70, oblige la société américaine a trouver des nouvelles formes autant que de nouveaux repères, comme si toute la civilisation était à repenser.

Depuis lors, tout est rediscuter dont la définition du féminin et du masculin, qui passe par un dérèglement des sens et des semblants. Avec un positionnement homme/femme difficile à démêler, confus et toujours en crise aujourd’hui. Si on peut saluer la déconstruction de l’idéal de la femme glamour des années 50, il ne s’agit pas non plus de défendre son strict inverse, comme le montre ces portraits de femmes des années 70. Car la mascarade féminine, qui consiste à savoir jouer dans l’espace social de la dimension plastique du corps féminin – sans doute pour mieux masquer l’inquiétant qui l’habite – ne pourra pas s’annuler si facilement. Et en effet, comme l’a souligné Lacan, la mascarade féminine n’est pas du côté de l’imaginaire mais elle s’inscrit bien dans l’organisation symbolique des sociétés. Ce qui est superbement illustré dans le film de Paul Newman, notamment autour de cette perruque de cheveux bouclés qui change de main, ou plutôt qui change de tête, passant de la mère à la jeune fille, et qui devient chaque fois une esthétique différente selon la déclinaison du féminin qu’il s’agit de mettre en scène.