L’intériorité fantasmée du corps artificiel
L’expression « machine à penser », utilisée autrefois pour désigner une machine à calculer et aujourd’hui, celle d’« intelligence artificielle » nous invite à nous arrêter sur l’illusion, voire le sentiment de l’existence d’une intériorité de la machine. Ainsi au mois d’octobre de l’année 2016, le quotidien Le monde publie t-il la photo d’une journaliste japonaise en visite dans un cimetière avec son robot avec cette légende : « En janvier elle déclarait au site Wall Street International : “C’est mon Pepper, il a sa propre personnalité” 1 ».
En 2024 est diffusée l’émission Rembob’Ina présentée par le journaliste Patrick Cohen au cours de laquelle, les invités sont conviés à commenter une archive des années 70, qui revient sur les débuts de l’intelligence artificielle. Alors que le documentaire montre une petite machine sur roues cherchant à s’orienter dans l’espace parmi les meubles – avancer, reculer, s’arrêter longuement – le physicien Étienne Klein fait alors remarquer, au cours d’un arrêt prolongé de l’appareil : « regardez on dirait que la machine réfléchit », faisant alors interprétation pour les personnes présentes. Plus que l’apparence humanoïde, plus encore que le simulacre de la parole, cet épisode montre que la capacité de rétro-action, de feed-back qui équipe ces machines, provoque, satisfait l’imaginaire comportemental de la méthode essai/erreur à laquelle est communément réduite l’intelligence humaine. Rétro-action, feed-back dont la sophistication a produit aujourd’hui le machine-learning, soit ces machines dont les logiciels sont à même d’apprendre instantanément, confrontés à leur interlocuteur, comme le robot évoqué ci-dessus. Une illusion à l’œuvre, autrefois avec les automates de Vaucanson 2, qui déjà rendaient sensible la dimension d’une finalité avec leur programme dissimulé dans leur mécanisme.
D’autres traits concourent à instaurer ce sentiment. Dans le livre d’Agnès Girard Un désir d’humain, qui traite de la vogue et du marché des poupées et des robots sexuels au Japon, on peut lire : « Lorsque la firme Mitsubishi met au point son premier robot de compagnie en 2003 (Wakamaru), celui-ci est conçu pour avoir « le regard qui attend 3 ». Autrefois, d’autres moyens étaient sollicités pour créer ce sentiment d’une intentionnalité de la machine : la pose que l’on fait prendre au mannequin de vitrine, regardant fixement le badaud, ou encore la statue : pensons à la statue de Ste Thérèse d’Avila du Bernin et à la jouissance extatique qu’elle présentifie 4. Il suffit que l’unité de ces corps, si divers dans leur matérialité et leur forme, intègre un seul des traits humains, pour apparaître comme une version plausible, vraisemblable, de l’extériorité de notre moi spéculaire et imaginaire, de ce « compagnon permanent qui nous empêche d’être seul et qui s’appelle le moi 5 ».
Ainsi l’individu technique, technologique, celui de notre époque, plus que tout autre, est à même de susciter ce fantasme, car non seulement il a une mémoire, mais les plus sophistiqués ont aussi cette large marge d’indétermination permise par leur programme 6 qui nous font supposer à leur endroit une faculté de décision, voire d’interprétation. « Les automates ont toujours joué un très grand rôle, et ils jouent un rôle renouvelé à notre époque […] ces petites machines […] auxquelles nous savons maintenant […] donner […] quelque chose qui ressemble à des désirs 7 » dit Lacan, précisant cependant : « Le seul objet de désir que nous puissions supposer à une machine est […] sa source d’alimentation 8 ». Ce faisant, Lacan évoque l’illusion téléologique dont s’affuble la machine et qui l’humanise encore un peu plus. Comme le moi qui se donne une finalité qu’il loge lui dans l’Idéal du moi. La machine programmée, qui rétro-réagit à une information, capture en nous ce sentiment. Tous ces éléments ne sont pas sans activer le transitivisme qui fait partie de l’histoire du moi, lorsque l’enfant se nommait à la troisième personne 9, se manifestant dans les réactions de jalousie, d’empathie, de rivalité, laisse ses traces, dans l’adulte. On peut gager que cette « ambivalence 10 » se fasse sentir jusque dans la relation de l’homme à la machine qui simule beaucoup de ses facultés. L’aspect humanoïde, ou animaloïde de la machine semble donc secondaire. Ainsi Lacan est-il frappé à l’orée de l’ère industrielle par la relation entre ce qu’il appelle l’homo psychologicu, et les machines que ce dernier utilise. Par « la relation si intime », par exemple, entre l’homme et l’automobile, dont « la signification émotionnelle provient du fait qu’elle extériorise la coquille protectrice de son ego 11 ». Mais nulle subjectivité, nulle intimité, nulle extimité ne saurait se loger dans cette intériorité fantasmée des machines.
Etonnamment, Lacan nous fait apercevoir une autre face de ce transitivisme machinique, où il est question du corps. Dans une critique de Bergson sur la question du rire, il fait état d’un petit écrit de Kleist Sur le théâtre de marionnettes 12, en soulignant que l’élégance du mouvement de ces machines agitées par un fil que sont les marionnettes, réside dans la « constance du centre de gravité de leur courbe, pour peu qu’elles suivent les strictes caractéristiques humaines dans leur construction. « Nul danseur […] ne peut atteindre à la grâce d’une marionnette agitée avec doigté 13 ». Ici la machine surpasse même l’humain.
Aujourd’hui les machines nous encombrent 14 : machines à communiquer, machines de guerre, véhicule autonome, robot humanoïde, robots ménagers. Ce rapport aux machines contribue à l’insupportable du réel, il l’exaspère, le nourrit, tout en se présentant comme un remède au malaise, aux impasses de la civilisation. « D’une certaine façon, dit Jacques-Alain Miller, la clinique est partout, et c’est bien parce que le réel est de plus en plus difficile à supporter que l’on assiste à la promotion de la santé mentale 15
Les machines sont le symptôme de l’isolement du sujet qui ne trouve pas à s’appuyer sur sa propre solitude. Aujourd’hui l’échange machinique et boulimique d’informations à distance prend peu à peu la place de la rencontre vivante avec l’autre, et nous éloigne aussi bien de notre for intérieur, duquel nous nous délestons graduellement. Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que pour certains il mortifie le vivant de cette rencontre, quand pour d’autres qui ne peuvent affronter ce vivant en l’autre, elle en tamponne les effets. C’est pourquoi, l’animal de compagnie tient une telle place dans nos sociétés. Son intelligence inductive, sa présence vivante, directe, spontanée, dans cette conjoncture, nous satisfait.
Comme le formule Philippe La Sagna, l’expérience analytique contrevient à cet éloignement « pour fabriquer une nouvelle solitude qui va permettre de constituer une base d’opération solide pour rencontrer les autres 16
[1] « Il ne nous aimera pas, mais nous finirons par l’aimer », Le Monde, supplément L’époque, dimanche 16 / lundi 17 octobre 2016.
[2] Doyon A. & Liaigre L., Jacques Vaucanson. Mécanicien de génie, Paris, PUF, 1967.
[3] Girard A., Un désir d’humain, Les Love doll au Japon, Paris, Les belles lettres, p. 238.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 70. « C’est comme pour Sainte Thérèse – vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute ».
[5] La Sagna P., « De l’isolement à la solitude », La Cause freudienne, n° 66, Paris, Navarin, 2007, p. 45.
[6] Simondon G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2022.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 67
[8] Ibid., p. 72.
[9] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 180.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., « Quelques réflexions sur l’ego » (1951), Le Coq-Héron, n° 78, Paris, 1980, trad. Nancy Elisabeth Beaufils.
[12] Kleist Heinrich Von, Sur le théâtre de marionnettes, Paris, éd. Mille et une nuits, 1998.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 130.
[14] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, n° 57, Paris, Navarin, juin 2004, p. 91.
[15] Ibid., p. 92.
[16] La Sagna P., « De l’isolement à la solitude », op. cit., p. 45.