Précis de décomposition
(The Fly de David Cronenberg, 1986)
par Marie MAJOUR
Seth Brundle est un scientifique qui a mis au point un procédé de téléportation. Il fait la rencontre d’une journaliste, Veronica, pour couvrir l’avancée de ses travaux. Une histoire d’amour se noue entre Veronica et Brundle, mais dans un moment de jalousie, celui-ci tente l’expérience sur lui-même, ne s’apercevant pas qu’une mouche s’est glissée dans le télépod, ce qui provoque la fusion génétique des deux organismes. S’en suit une métamorphose progressive de Brundle en mouche, à laquelle Veronica assiste impuissante…
The Fly fait écho au discours de la science tel que le pointait Jacques Lacan : « Il est impossible de ne pas obéir au commandement qui est là, à la place, de ce qui est la vérité de la science – Continue. Marche. Continue à toujours plus savoir[1]». Il y a chez Brundle un « continue à savoir », quand, une fois mis au point la téléportation des corps inanimés, il lui faut savoir comment téléporter la matière vivante, puis, une fois l’énigme résolue et qu’il est confronté à l’accident avec la mouche, convaincu d’être atteint d’une nouvelle maladie, chercher à savoir « ce que veut la maladie ». Brundle est dans cet impératif catégorique qui aliène l’homme (moderne) de la science ; c’est le savoir en tant que moyen de jouissance, quand, dans une volonté de puissance, le savant cherche à résoudre toute énigme, et de manière infaillible.
Cette volonté de changer le monde chez Brundle, en rendant possible la téléportation, serait née d’un symptôme, présent depuis l’enfance : le mal des transports, symptôme ininterprétable qu’il cherche adulte à faire disparaître en recourant à l’invention. Mais si le mal des transports disparaît grâce à la téléportation, du fait aussi de la transformation du personnage en mouche, le vomissement qui l’accompagnait persiste toujours sous une autre forme, Brundle découvrant là comment digérer les aliments solides grâce à une enzyme qu’il nomme « vomit drop » (jet de vomi). Ce « vomissement », par sa répétition dans le film, témoigne chez Brundle d’un retour vers le réel du corps, après la phase où il s’imaginait un surhomme au corps performé par la téléportation (traduisant en fait les performances d’une mouche dans un corps d’homme), phase de leurre à laquelle succède la phase de décomposition, de morcellement, avec tous ces bouts de corps que Brundle, en se regardant dans la glace, voit tomber : c’est le corps qui « fout le camp à tout instant[2]», ce corps que l’être parlant adore car croyant l’avoir, alors qu’il ne l’a pas. Confronté à l’anéantissement du sujet, et l’angoisse qui lui est liée, Brundle décide de re-fusionner avec de l’humain, aux fins de réduire la part génétique qui vient de la mouche. La découverte que Veronica est enceinte de lui, redonne à Brundle l’espoir de « survivre » en tant que sujet, via l’enfant à naître. Veronica étant décidée à avorter, il la force à fusionner pour former la « famille idéale » et aussi, dit-il, retrouver son « vrai moi ». Brundle veut en fusionnant, par le biais d’une matrice informatique, écrire un rapport sexuel, dans un délire d’autocréation qui donnerait naissance à une créature plus parfaite encore. Il est dans la Jouissance Une, jouissance sans l’Autre. Cela ne peut que rater – il n’y a pas de l’Un à deux – et, devenu une chose informe, le conduire inéluctablement à la mort. C’est sur le réel qu’est la rencontre avec le sexuel que débutait The Fly, c’est sur la figuration d’un Réel immonde que le film se termine.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 120.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
