Quelques associations libres sur le thème « Fantasmes contemporains du corps »
« Fantasmes contemporains du corps[1] »
Grigory Arkhipov
Il convient de cerner ces trois termes : 1) fantasme ; 2) contemporanéité ; 3) corps.
On trouve les repères du fantasme dans le texte de J.-A. Miller : « le fantasme comme rêverie, le fantasme comme moyen de jouissance […] et “le fantasme dit fondamental, [qui] donne son cadre à toute la vie mentale du sujet[2]” ».
La contemporanéité, avec la notion d’hypermodernité, nous semble opportune ; le préfixe hyper- (qui désigne « le trop, l’excès[3] ») fait surgir la dimension surmoïque propre à notre époque. Les impératifs néolibéraux se concrétisent sous la forme des superhéros dont les corps revêtent cet aspect du trop – voir The Boys, série satyrique qui met l’envers jouissif (la gourmandise du surmoi) de ces déités à nu.
L’excès de la chair hypermoderne habite le body horror. La protagoniste du film La Substance est remake du Dr Faust et de Dorian Gray. Pour contrer le vieillissement, elle s’adresse à un laboratoire qui lui garantit la jeunesse éternelle, mais à quelques conditions… Ce drame caustique met en scène un corps féminin hypersexualisé dont le revers nauséabond est une substance informe qui insiste malgré, ou plutôt grâce à toutes les techniques scientifiques.
La science, maintenant. Dans son livre La Science de la résurrection[4], S. Charpier aborde une question qui évoque celle que Lacan a posée dans son séminaire sur Joyce (« à partir de quand est-on fou ?[5] ») : à partir de quand est-on mort ? Les soins intensifs qui permettent de sauver un patient, créent des dilemmes éthiques qui augmentent l’espace de l’entre-deux morts. La mort cérébrale produit un être plongé dans une jouissance qui semble végétative. Comment penser l’existence d’un corps rejeté hors du fantasme, mais qui peut néanmoins mûrir, se reproduire et même réagir aux mots ? De nombreux films essayent de répondre à cette question, thrillers ou films d’auteurs comme Almodóvar avec Habla con ella (2002).
Parlant de la mort, nous ne pouvons pas ignorer la guerre qui a éclaté sur notre continent en 2022. La guerre a toujours été un moteur du progrès. Les exploits d’une agence du Département de la Défense des États-Unis (DARPA) dans le domaine de la bionique font exister des corps qui pulvérisent le cadre des théories évolutionnistes classiques. Ce nouveau corps dit augmenté est paradoxal en ce qu’il naît d’un corps mutilé. Un cyber-objet serait susceptible de remplacer une livre de chair perdue ?
Nous ne pouvons pas négliger la question de l’espace : ce qui relevait auparavant du domaine de l’État est désormais transféré à la propriété privée. Le tourisme cosmique devenant de plus en plus accessible nous confronte à un corps plongé dans l’espace kantien reconstruit dans la navette.
Pour aborder le corps, les trois registres : symbolique, imaginaire et réel permettent un repérage fécond.
Le corps symbolique est un « monument[6] » marqué par des stigmates, scarifications et tatouages en constante augmentation. Le corps lui-même et sa jouissance peuvent faire l’objet d’un pacte symbolique. Ainsi, le rôle des contrats dans les pratiques BDSM consiste à encadrer des pratiques perverses.
Le corps imaginaire nous renvoie aux images embellies à l’aide des filtres superposés qui abondent sur les réseaux sociaux. Selon une récente étude de l’IFOP, de plus en plus de Français (surtout des jeunes) déclarent ne pas avoir de rapports sexuels[7]. En dehors des changement sociétaux qui entraînent une diminution du commerce charnel, tandis qu’un tiers du trafic sur le web mondial serait lié à la pornographie. De quoi témoignent ces flots d’images corporelles obscènes ?
C’est le corps réel qui nous renvoie au problème du fantasme fondamental, qui ne peut se construire que dans l’analyse.
En effet, si la pandémie a favorisé le travail psy en visio, rien ne remplace la présence des corps, celui du patient et celui de l’analyste. Ce point est constamment remis sur le métier.
[1] Ce texte est en partie le produit d’un travail de cartel.
[2] Miller J-A., « Propos sur La Logique du fantasme », La Cause du désir, n° 114, juillet 2023. p. 69
[3] Aubert N., « L’individu hypermoderne et ses pathologies », L’information psychiatrique, vol. 82, n° 7, 09/2006, p. 606
[4] Charpier S., La Science de la résurrection. Ils ont repoussé les frontières de la mort, Flammarion, 2020.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome (1975-76), Paris, Seuil, 2005, p. 77
[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259
[7] Duffaut M., « Sexualité post-MeToo : les Français font de moins en moins l’amour, mais “ mieux ” », France Inter, 06/02/2024. (https://www.radiofrance.fr/franceinter/sexualite-post-metoo-les-francais-font-de-moins-en-moins-l-amour-mais-mieux-2473860).