Marie-Christine Baillehache et Alexandre Pecastaing
Nous avons vu que trois des quatre Discours établis par Lacan sont à l’œuvre pour éduquer le petit enfant de maternelle et le faire accéder au statut d’élève. Le Discours de l’analyste, qui met l’objet (a) en place d’agent, n’est pas absent du lien pédagogique qu’institue l’école. En effet, les formateurs de l’Education Nationale ne cessent de le répéter à leurs professeurs de écoles débutants : « Vous représentez tant pour vos élèves », pointant d’entrée de jeu leur position imaginaire « agalmatique » dans leur lien à leurs élèves. Dès lors, leur métier devient une de ces professions impossibles dont parle Freud, confrontant chaque professeur à devoir détourner chez chacun de leurs élèves cette demande infinie hystérique qui ne manque pas de naître au contact de ce professeur-objet (a) agalmatique.
En maternelle, la visée pédagogique est d’amener l’enfant progressivement vers l’écriture. Pour cela, il faut commencer par la lettre, reconnaître d’abord celle qui débute son prénom et celui de ses camarades, et ensuite maîtriser son corps pour aboutir à la production de traits verticaux. La confection de couvre-cahiers individuels est un des outils pédagogiques pour cet apprentissage qui, cependant ne doit pas occuper les petits élèves pendant plus d’une semaine. Dans la pratique, les professeurs des écoles utilisent cet outil durant plusieurs semaines, et on peut se fier là-dessus à leur expérience pratique, élaborée pendant de nombreuses années, résistant aux fréquents changements de cap pédagogique. Dans cette activité, l’enfant malaxe, modèle, colorie, peint, découpe, c’est à dire développe et exploite ses dons artistiques, faisant de la confection de couvre-cahiers, un véritable objet (a) de chacun où la première lettre de leur prénom est centrale.
Certaines de ces productions seront conservées plusieurs années comme des reliques. Lors de la confection, la « magie » est convoquée sous la forme de cette poudre formée de paillettes argentées que l’on jette sur des à-plats de colle blanche, qui seront tout sauf uniformes, comme on peut le voir sur la photo jointe. Tel élève cherchera, selon ses propres aléas pulsionnels, à combler obstinément le trou au milieu de la lettre A, ou se retiendra de colorier uniformément une lettre L, ou fera pencher dangereusement les barres verticales au moment du collage, ou barbouillera avec volupté le fond coloré d’une épaisse couche de peinture, ou utilisera plus ou moins d’eau faisant plus ou moins gondoler la feuille, … Toute cette activité génère un nombre important de chutes de papier Canson, de taches de peinture, de déchets de paillettes argentées, dorées, colorées. Bref, toute la thématique de l’objet ( a) est ici à l’œuvre. Ainsi, la jouissance est convoquée avant que ne s’impose et ne s’intègre le Sur-moi réglé des apprentissages scolaires de l’écriture.
Dans cet exercice pédagogique du couvre-cahier la jouissance est tout particulièrement convoquée, mais c’est en vue de la réduire à sa fonction de signifiant. Les injonctions du S1, comme : « ne pas dépasser les limites lors du coloriage », servent ici à limiter les effets de jouissance de la Lettre, si réfractaires à la modélisation de ses phénomènes. Toutefois, dans sa pratique pédagogique, le professeur des écoles constate que chaque couvre-cahier parvient à être propre à chaque enfant en mettant en jeu un réel propre à chacun d’eux. Il n’y a pas une seule façon de réaliser un fond coloré, ou de colorier, ou de répandre colle et paillettes.
Ainsi, le petit sujet de maternelle investit-il de sa libido singulière l’apprentissage scolaire de la lettre de l’alphabet commun, transformant cette dernière en godet de jouissance singulière.
Cette expérience éclaire la distinction entre le signifiant et la Lettre, le signifiant étant dans le symbolique tandis que la Lettre touche au réel de la jouissance. Dans l’apprentissage du code du langage, le sujet scolarisé est amené à utiliser la lettre comme code, mais, dans l’exercice du couvre-cahier, il trouve le moyen de dessiner un bord entre le savoir-signifiant et la jouissance qui l’agite. Une part de son usage de la lettre-code y est laissé libre, lui permettant de jouer avec le savoir. Dés lors, la lettre-code-alphabétique équivaut à un signifiant premier par rapport à la Lettre et la Lettre peut s’en distinguer dans sa matérialité même.
Cette matérialité de la Lettre rend compte du trou dans le savoir où une énigme vient se loger. Et si cette énigme comporte une jouissance singulière à chaque sujet, « reste à savoir comment l’inconscient que je dis être effet de langage, de ce qu’il en suppose la structure comme nécessaire et suffisante, commande cette fonction de la Lettre. »[1] Ce savoir inconscient qui commande la Lettre est la limite du savoir de l’Education Nationale qui n’en récolte que les effets symptomatiques. Eduquer : métier impossible.
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[1] J. Lacan, « Litturaterre », 1971, 3autres écrits », Ed. Seuil, 2001, p. 14.