Une mise en scène comique du fantasme fondamental
par Susanne Hommel
En 1974, elle arrive chez Lacan et lui dit : « J’ai quitté mon analyste de l’IPA. J’ai de gros vertiges ».
J’avais dit à mon analyste au mois de mai : « Je veux arrêter mon analyse. » Il m’avait répondu : « Oui, on va arrêter dans trois mois. » Effectivement, on a arrêté les séances trois mois plus tard. Tout de suite après, j’ai eu mes vertiges de Ménière. Lacan a dit : « C’est ça que j’appelle laisser tomber quelqu’un. »
Lacan ne m’a jamais laissée tomber. Au cours de l’analyse avec lui, je suis arrivée à une séance et je lui ai dit : « Il faut que je quitte mon mari. » Je ne sais pas ce qu’il m’a dit, il m’a tout de suite fait entendre qu’il n’en était pas question et qu’il ne faut pas nous laisser tomber.
Un peu plus tard, mon mari et moi, on a eu deux filles, on voulait un garçon. Dans ma folie, j’ai suivi des régimes qui prescrivaient ce qu’il fallait manger pour avoir un fils – j’avais lu un livre sur ce sujet, chez Lipp, un restaurant à côté de chez Lacan, boulevard Saint-Germain.
Donc j’ai fait ça, j’étais enceinte.
Je suis arrivée chez Lacan, je lui ai dit : « Je suis enceinte, je ne sais même pas si je suis contente. » Il m’a répondu avec sa voix grave : « Bien sûr que vous êtes contente. » C’était effectivement un fils.
Des années plus tard, j’ai dit à Lacan : « Je ne viendrai plus. » Il m’a répondu : « Vous ne venez plus, je vous attends demain à la même heure. » C’est vraiment la mise en scène. Tu ne m’as pas laissée tomber. Après la séance, j’ai traversé le bureau. Je suis passée devant Jacques Lacan qui était debout devant son miroir et devant sa cheminée, il s’est laissé tomber, ce n’est pas moi qui l’ai laissé tomber. Tout ça c’est une mise en scène comique qui ne m’est claire que maintenant, cinquante ans après. Être laissé, c’est ça que j’appelle laisser tomber quelqu’un.
Il vous a laissé tomber, je ne vous laisse pas tomber, vous me laissez tomber, je ne nous laisse pas tomber. Je vous attends demain à la même heure, c’est comme ça que ça a commencé. J’avais appelé Lacan dans le sous-sol d’un café pour lui demander un rendez-vous. Il m’avait dit : « Il y a longtemps que j’attends votre appel, venez la semaine prochaine exactement à la même heure. » Pendant une semaine, j’étais tourmentée, car exactement c’est impossible. J’étais confrontée au réel ; le réel, pour Lacan, c’est l’impossible.