L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera

 

Compte rendu du Vecteur « Psychanalyse et littérature » du 10 Avril 2018

 Le rapport essentiel du sujet est son rapport à l’Autre en tant que dans ce rapport le sujet puisse rencontrer un Autre lui-même sujet, un Autre lui-même subjectivable. Seule cette subjectivation de l’Autre permet au sujet de se faire reconnaitre comme sujet en tant que tel et non pas comme sujet d’une demande. Dès lors que dans son rapport à l’Autre, le sujet rencontre un sujet pour un autre sujet, il est introduit aux lois de la parole et du langage et à l’absence de garantie de l’Autre. Cette défaillance de l’Autre sans garantie est ce qui confronte le sujet à une tension irrésorbable : sa demande ne se résorbera dans aucun objet satisfaisant ; il y a toujours un reste non satisfait. Ce reste, Lacan le nomme « objet a » en tant qu’il est la part essentielle de la vie perdue du sujet.  Ce rapport à l’objet perdu fonde le désir du sujet. « Pour autant que le sujet est désir, il est en imminence du rapport castratif. Ce qui donne à la position de ce sujet son support, c’est, je vous l’ai dit, l’objet dans le fantasme, ce qui est la forme la plus achevée de l’objet. »(1)

Dans son roman L’insoutenable légèreté de l’être, M. Kundera met en scène, à son insu, la structure du fantasme en tant que tel. Lorsque Tomas fait l’amour pour la première fois avec Tereza, celle-ci, dans la nuit, fait un accès de fièvre qui la laisse alitée chez lui toute une semaine. C’est dans ces conditions toutes singulières qu’il éprouve « un inexplicable amour pour cette fille qui lui était presque inconnue. » La vie de Tomas prend alors une autre direction. Alors qu’il s’était installé jusque-là dans une vie de célibataire mettant à distance l’amour et n’entretenant avec les femmes désirées et craintes qu’une « amitié érotique »(2), il se met à douter et à s’interroger. Tereza « ne lui rappelait personne de sa vie d’autrefois. Ce n’était ni une maitresse ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sortie d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit. […] Alors il imagina qu’elle était chez lui depuis de longues années et qu’elle était mourante. »(3) Tereza est l’image d’un enfant sauvé des eaux tel Moise et dont l’être est mourant. Ni maitresse ni épouse, mais enfant, Tereza est l’objet du fantasme de Tomas : « il y a quelqu’un qui sauve un enfant abandonné. »(4) 

Si Tomas est à Tereza ce que la fille du pharaon est à Moise, c’est en tant que cette métaphore est propre à faire naître l’amour. Et c’est d’un amour passionnel mettant en jeu la mort dont il s’agit pour Tomas avec l’objet de son fantasme Tereza. « Soudain il lui parut évident qu’il ne survivrait pas à sa mort. Il s’allongerait à côté d’elle pour mourir avec elle. Mû par cette vision, il enfouit son visage contre le sien dans l’oreiller et resta longtemps ainsi. »(5)C’est parce que Tereza est malade que Tomas voit en elle un enfant à sauver et qui sauve. Cet enfant à sauver est le sujet lui-même à sauver de sa propre détresse. Cet enfant à sauver est aussi celui qui sauve le sujet de son Hilfosigkeit face à sa question de ce qu’il est et veut vraiment. Dans le fantasme, l’objet « est cette altérité, image et pathos, par où un autre prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement. »(6) Et si Tereza est le support imaginaire de l’objet (a) de Tomas c’est en tant qu’il le mortifie. Tel l’Avare qui cache son or, Tomas jouit de son objet précieux en tant qu’il le soustrait à la vie et le maintien enfermé dans sa cassette. Il lui refuse ce qu’elle lui demande : être l’unique femme de sa vie sexuelle. Pour Tomas, Tereza ne peut être que l’objet de son fantasme qui la maintient comme l’objet d’un amour pur hors de la jouissance du corps. Prise dans le fantasme de Tomas, Tereza reste un enfant.
Ph. Doucet et M-C Baillehache.

(1) J. Lacan, Séminaire VI « Le désir et son interprétation », 1958-1959, Ed. De La Martinière, 2013, p. 438.
(2) M. Kundera, « L’insoutenable légèreté de l’être », 1984, Ed. Gallimard, 1990, p. 24.
(3) M. Kundera, Idem, p. 16-17.
(4) M.Kundera, Idem, p. 21.
(5) M. Kundera, Idem, p. 16-17.
(6) J. Lacan, Idem, p. 370.