Addiction : le succès d’un signifiant n’est jamais une opération délibérée, même s’il peut relever de l’invention d’un seul, bien branché sur l’époque. Le marché peut alors bien s’en emparer, mais à condition que ce soit d’abord un symptôme devenu social. Ainsi de ladite addiction. Inutile dès lors de vouloir en freiner l’usage. Mais, néanmoins, comme tout symptôme, il fait parler.

Ce que nous faisons depuis 8 ans au TyA, à L’Envers de Paris et dans le Champ freudien.

Il est pourtant difficile de parler de ce symptôme qui résiste parfois à faire symptôme pour ceux qui en sont semble-t-il affectés. Car lorsque la face de jouissance d’un symptôme domine, il cloue le bec et l’on fait alors symptôme… pour les autres. C’est notamment la mauvaise réputation des toxicomanes.

Mais avec l’avènement d’une ère où se mêlent consommation et excès, réunis dans le signifiant euphémisé d’addict, chacun peut aisément s’y reconnaître.

Mais si tout le monde est malade, alors c’est que c’est la civilisation qui l’est. Lacan n’avait-il pas écrit le mathème du Discours Capitaliste, cet anti-discours qui inscrivait le court-circuit mettant en connexion le sujet et la jouissance sans l’intermédiation de l’Autre, lieu de la parole ? Et n’était-ce pas cela qui se déployait au niveau civilisationnel sous nos yeux ébahis ? N’était-ce pas cela qui montrait son pouvoir corrosif jusqu’à défaire les croyances, la tradition, le lien social et ses institutions au point de remodeler le monde comme jamais depuis deux siècles et dans une accélération vertigineuse ?

Quelle chance de vivre dans ce maelstrom si l’on peut, au moins, en comprendre les ressorts ! Or il n’y a que la psychanalyse lacanienne, avec sa logique des discours et son égalité démocratique des parlêtres, tous égaux face à la jouissance, qui permette de supporter la confusion ambiante.

Et il faut accepter. Vouloir revenir aux temps passés est illusoire et délétère, car ce qui n’est plus ne peut plus opérer : ce sont des discours désactivés, selon le mot de Lacan. Nous ne regardons pas en arrière mais loin au-devant de la courbe, en éclaireurs de la modernité et de ses folies, assurés que, de toujours, par essence, tout le monde délire.

C’est que le programme était écrit, issu des mystères insondables des origines de l’être parlant, que dans une combinatoire opérante par le truchement des petites lettres dont il a seul le maniement, il finirait par opérer sur le réel, la nature, l’univers et sa destinée. Nous y sommes. Autant faire face. À cette croisée des chemins, nul retour en arrière ne pourrait apporter autre chose que caricatures grotesques de l’ordre ancien. Pourtant, la fuite en avant de la science n’est pas sans faire frémir, car son idéal d’un savoir absolu n’est qu’un leurre : la pandémie, entre autres catastrophes, a révélé au grand jour sa connaissance nécessairement limitée, si ce n’est sa responsabilité. Son ambition reste pourtant inentamée voire présomptueuse.

Dans la prétendue addictologie, elle reste sans autre recours que des appels à la modération, à grands coups de pondération, de chiffrage, d’évaluation dont on attend quelque… mesure. Elle peine à dépasser ce stade hygiéniste maquillé des oripeaux de la science et communique sans relâche sur ses ambitions toujours à l’état d’hypothèses en mal d’étayage afin de justifier ses chaires et de renflouer ses budgets. Mais quel service rend-elle à la population ?

Il est vrai que la tâche est immense, puisqu’elle ne concerne rien moins que le rapport des sujets à la pluie d’objets qui les inonde dans un monde morcelé en voie de transformation, sans le recours des institutions, réduits à des identifications imaginaires médiées par les modes de jouissance. Et nous, que faisons-nous à part observer, décrire, expliquer ? Ce ne serait déjà pas si mal, mais il nous arrive de produire des effets dans les ruines du monde d’hier et les fondations de celui de demain. Nous sommes certes des citoyens consommateurs, mais nous sommes aussi des analysants. C’est-à-dire que nous pratiquons la parole, malgré la jouissance qui s’y oppose. Et nous persistons aussi à travailler en institution malgré le sort qui leur est réservé : nous travaillons à plusieurs malgré l’atomisation du lien social.

Que faisons-nous, comment faisons-nous ? Ne restons pas seuls ! Parlons-en ensemble, si la pandémie nous en laisse le loisir : retrouvons-nous à partir du mois de décembre pour une nouvelle série des conversations « Clinique et addictions » du TyA-L’Envers de Paris, en chair et en os !

Pierre Sidon

Renseignements et inscriptions sur notre site : addicta.org