Lalalangue, prenez et mangez-en tous

Lalalangue, prenez et mangez-en tous

Le collectif Théâtre et psychanalyse de L’Envers de Paris vous invite à une rencontre à l’issue de la représentation de Lalalangue le dimanche 9 février à 16h avec Frédérique Voruz et Nathalie Jaudel, psychanalyste, membre de l’ECF. Informations de réservation sur l’affiche.

Frédérique Voruz est comédienne. Lalalangue est son œuvre qu’Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil qui l’accueille, a nommé « Une confession héroïque ». C’est un seule en scène autobiographique, le récit d’une analyse sous forme de spectacle, l’exposé d’un trauma et des symptômes d’une enfant qui se reconstruit grâce à la psychanalyse, et surtout grâce au personnage de la psychanalyste, qui fait irruption tout au long du spectacle pour le ponctuer de ses saisissantes interprétations. Il y est parlé du langage familial et du poids des mots. Philippe Benichou


Rendez-vous avec Lalalangue de Frédérique Voruz
par Marie-Christine Baillehache

 « L’histoire de Lalalangue est avant tout l’histoire d’une mère. Du corps d’une mère ». (1) Ainsi F. Voruz introduit-elle la pièce qu’elle a écrite et qu’elle interprète actuellement au Théâtre du Soleil dans la mise-en-scène de Simon Abkarian. Elle y dresse le terrible portrait de son Autre maternel qui décide de se venger sur ses enfants de la mutilation de son corps que lui a infligé un accident de montagne. Elle y raconte les luttes tumultueuses et radicales de l’enfant qu’elle fut, pour échapper à la puissance mortifère illimitée du Désir Maternel et sauver son propre désir vivant de la « gueule de crocodile ».

C’est avec l’appui de sa parole d’analysante sous transfert et son engagement d’actrice au Théâtre du Soleil d’A. Mnouchkine que F. Voruz réussit ce tour de force de s’extraire de ce réel de son histoire et de produire ce texte théâtral radicalement décapant, émouvant et drôle. Entre douleur et rire, le poids de ses mots touche juste. La jouissance est mise en pièce et la tragédie devient la comédie du réel.

« Mon père laissait tout gérer à ma mère, y compris le bordel des sept progénitures pendant le repas. […] Pour ma mère, Dieu nous regardait d’en haut en permanence et “Jésus était sans arrêt à nos cotés”, ainsi que les morts. »

Et si La Petite Fille se jette à corps perdu dans la passion de l’absolu de La Mère et tente « laborieusement » de « n’éprouver aucun plaisir, se priver de tout, ne rien posséder », elle trouve néanmoins, sur l’Autre scène de son théâtre intime, le lieu où se soustraire au regard omniprésent de l’Autre.

 « Ma mère … Elle haïssait la féminité. Elle mettait l’homme au défi de ne l’aimer que pour son essentialité : une seule jambe, cheveux courts, guenilles, aucun artifice de beauté. “Une femme c’est ça ! Un trou !” »

Armée de sa haine du féminin et de sa langue insultante, La Mère croit et veut faire croire à La Petite Fille que le langage nomme les choses sans manque. Et tandis que sa mère affirme qu’ « il y a un mot pour chaque chose », la fille, entravée dans son rapport singulièrement vivant à la langue, croit que « Klaus Barbie était un homme adorable, victime d’une erreur judiciaire, puisqu’il portait le nom des poupées [qu’elle voulait] avoir … » Dans ce corps à corps avec l’Autre qui produit une langue à laquelle adhérer et hors de laquelle il lui est impossible de se faire entendre par cet Autre, elle demeure rivée aux idiomes hors toute syntaxe de cette lalangue.

« Ainsi, le bac à légumes en bas du frigo est un “hydrator”, “un shamex” est une lavette, “un lèche-tout” est une raclette à plat. »

Il faudra que dans sa cure entreprise adulte, F. Voruz parle de cette dimension de son histoire langagière et rencontre la coupure animée de la « voix homérique » de sa psychanalyste : « Mais c’est un fabuleux exemple de lalangue !! », pour que celle-ci s’engage sur la voie de traiter la langue désarticulée de l’Autre et parvienne à articuler cette lalangue maternelle et ses effets de sensations de corps.

Sa rencontre avec le Théâtre du Soleil d’A. Mnouchkine lui fait faire un pas décisif sur son chemin pour cesser d’être un objet greffé au corps de l’Autre de la « clocharditude » et la « malédiction » et pour soutenir son désir vivant de faire entendre sa voix.  En s’accrochant à la force subversive de vie du désir de l’analyste et en s’engageant dans l’aventure inventive et créative du Théâtre du Soleil, F. Voruz a trouvé en elle la volonté de barrer son Autre increvable que rien n’arrête, qui se donne tous les droits et se prive de tout. Cette volonté de fer avec laquelle elle a reconquis son goût à la vie, elle en rend hommage à sa mère. « Mama. Qui malgré tout m’a donné ça : cette force, ce courage […] Qui m’a donné la force d’en rire ! De rire de tout, de moi, du monde, de ce qui fait le plus mal ». A consentir au réel de sa lalangue qui fait son exil, F. Voruz ne refuse plus sa propre invention féminine et noue un rapport nouveau à la langue.

« The whole world is a stage ! »: rien ne fut plus vrai et plus salvateur pour l’enfant que j’étais. Tout ne fut qu’une question de regard. Une histoire … d’yeux »

(1) Toutes les citations sont issues de : Voruz F., Lalalangue. Prenez et mangez-en tous, theatreonline.com

Le corps pas sans la psychanalyse…

Le corps pas sans la psychanalyse…

La femme Paul B. Preciado
par Maro Rumen-Doucoure 

C’est par analogie avec la façon dont il habite le monde que Paul B. Preciado expose la façon dont il habite son corps. Il indique qu’il lui est « difficile de décider d’un lieu où vivre dans le monde »(1). Son rapport à l’errance dans le voyage pointe une dimension volatile de son être : le changement d’état n’est qu’à un pas. Cette volatilité est soulignée par sa recherche d’un appartement sur Uranus, une planète gazeuse … elle s’articule à la contingence de l’être de façon éminemment subjective chez lui : il avance : « Vous êtes peut-être ceci mais […] vous pouvez aussi bien être tout autre chose »(2). Il donne de la consistance à son expression corps vivant en tentant de le lester par un tourbillon de sensations, à défaut de pouvoir faire consister le sujet volatil, et ainsi de déterminer quel est son être. Dans cette perspective, il insiste sur la contingence du lien entre le sexe et la personne, et rejette la « machine baroque administrative qui produit la vérité du sexe »(3). Ce n’est ni dans son nom ni dans son sexe qu’il fonde son identité subjective.

Il a un « corps trans », selon son expression, mais qu’est-il ? A l’image de son rapport au lieu où vivre, la maison et le corps sont des moyens : avoir un corps est ici un moyen d’être. La problématique de l’incarnation du corps lui permet de déterminer ce qui pour lui fait ancrage, comme bouchon du manque à être. Preciado ancre son corps en niant la différence des sexes telle qu’elle est acceptée par la société contemporaine. Selon lui, son corps n’est ni homme ni femme, il fait ainsi consister corporellement, dans le réel, sa subjectivité et son être.

Quand il avance qu’il n’a ni âme ni corps, la radicalité de ses propos met en lumière l’impossible rencontre des corps, qu’il élude par la mise en exergue de l’évanescence de son corps à lui, et au delà il encourage les autres à faire de même. Il se nomme fugitif de la sexualité, il tente de s’échapper, d’échapper à l’impossible de la rencontre. Ce ni homme ni femme désigne, chez lui, ce qui peut faire exister le rapport sexuel.

Preciado dit s’être construit en dehors de la binarité sexuelle : sa négation de la différence des sexes est basée sur une théorisation du pouvoir et du capitalisme. Ainsi la dialectique homme-femme est selon lui un moyen de dire et d’organiser les rapports de pouvoir, et il fait de son corps le lieu de sa lutte, en étant ni homme ni femme. « Les hommes et les femmes ne sont rien d’autre que les fictions politiques qui résultent de cette asymétrie »(4). Pour cette raison, la distinction homme-femme ne serait pas pertinente, et son corps trans – il ne parle pas de transsexualité le concernant – est le moyen de dire son engagement dans cette lutte contre ces rapports de pouvoir.

Si la différence des sexes est le marqueur de la castration, cette négation de la différence des sexes, qui est un acte politique pour le sujet, est avant tout un acte psychique, tentative de solution pour le sujet confronté à la castration. Ses théorisations lui permettent de consister par la jouissance de son corps hors sexe.

« Il faut imaginer une sexualité sans hétéros et homos, sans hommes et sans femmes »(5). Il tente de définir les lois d’une nouvelle grammaire du désir sexuel, mais cette nouvelle grammaire régissant les relations entre les sujets reste une fiction. Comme il le soutient, homme et femme sont des fictions politiques, mais le rapport n’existe qu’en fiction, que ce soit celle-ci ou une autre. Son corps trans, dans ce qu’il tente de circonscrire comme réel du corps, n’élude pas pour autant sa dimension de fiction pour le sujet et pour l’autre, n’évide pas les fictions (fantasmes) des sujets qui tentent de se rencontrer pour pallier le rapport sexuel qui n’existe pas.

Ne cessant de bâtir la fiction de son sexe, même s’il le fait par la négative, Preciado adopte une position psychique éminemment féminine de la femme pas-toute. Son corps trans est une figure subjective de la femme, car la femme c’est l’autre sexe ; or ce qu’il revendique est aussi une forme d’autre sexe. Sachant qu’il est impossible d’être la femme, il devient une femme-corps-trans, c’est ainsi qu’il crée sa fiction. Cette dernière doit lui permettre d’échapper aux souvenirs douloureux qu’il lie à son sexe féminin : « je veux me faire opérer de l’embarras, […] je veux me faire opérer du regard inquisiteur de la norme »(6). Toutefois, un changement de sexe le laisse cependant en rapport avec la norme, car il ne peut pas parler de son exil sexuel en dehors des signifiants homme et femme. Il n’échappe pas aux signifiants qui régissent les rapports, et qui parlent le non rapport sexuel.

Il décide de se nommer Paul, mais de conserver en deuxième prénom le B. de Beatriz. D’une femme qu’il a été, au corps trans qu’il est. De Beatriz à Paul. Mais B et P semblent être la même lettre à laquelle une boucle est ajoutée ou retirée. Tentative d’ancrer la castration dans son corps pour pouvoir être, et être en relation ? Paul B. Preciado le dit : « Pour moi un homme trans fait partie de la minorité des femmes »(7).

(1) Chronique Interzone, Libération du 1er juin 2018.

(2) Chronique Interzone, Libération du 23 novembre 2018.

(3) « La destruction fut ma Beatriz », 25 novembre 2016.

(4) Interview, Libération du 20 juillet 2018.

(5) Ibid.

(6) Article Libération du 2 novembre 2018.

(7) Ibid.