Les cartels de L’Envers de Paris 2023

Les cartels de L’Envers de Paris 2023

Lacan, dans son Acte de fondation (1964) souligne que le propre de l’École, c’est le travail des cartels. « Pour l’exécution du travail, nous adopterons le principe d’une élaboration soutenue dans un petit groupe 1 ». Comme le dit Jacques-Alain Miller, le travail en cartel « vise à arracher la psychanalyse aux didacticiens 2 » puisque la psychanalyse ne fait pas partie du discours du maître. Il précise qu’il s’agit du mode de travail central de l’École.

Le Pas tout, notion avancée par Lacan à propos du féminin, s’applique au savoir dont il est question en psychanalyse, et la pratique s’en oriente. Ainsi le savoir est troué et l’École doit faire ex-sister cet Autre barré. Le travail en cartel s’oriente donc à partir de l’invention d’un savoir qui par définition n’est pas-tout, toujours singulier, et dirigé vers l’École.

Notre prochaine soirée de rentrée des cartels aura lieu le jeudi 13 octobre à 21h au local de l’École de la Cause Freudienne, avec la participation de Marie-Hélène Blancard comme extime.

  1. Lacan, J., “Acte de fondation”, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229
  2. Publication en ligne: Miller J-A., « Cartel dans le monde », www.causefreudienne.org

Comité d’organisation : 

Rosana Montani-Sedoud, déléguée aux cartels de l’ACF île-de-France

Soledad Peñafiel, déléguée aux cartels de l’Envers de Paris 

Collaborateurs : Thomas Daigueperce et Maria Paz Rodriguez Diéguez

ÉDITO JUILLET 2024

ÉDITO JUILLET 2024

Cinzia Crosali,
Directrice de l’EdP

Chers amis de l’Envers de Paris, nous sommes aux portes des vacances d’été et nos dernières réunions et activités ont l’esprit léger et joyeux des derniers jours d’école. Le mois de juin a encore été dense de rencontres passionnantes au sein des vecteurs de l’Envers de Paris et des groupes de travail. Nous continuons à réfléchir autour de notre thème d’étude et de recherche « Fantasmes contemporains du corps » à propos duquel je souligne cette référence de Lacan : « Il n’y a pas à se casser la tête, le corps est fait pour inscrire quelque chose qu’on appelle la marque. Le corps est fait pour être marqué[1].»  Cette citation porte l’écho des Journées 54 de l’École de la Cause freudienne qui se dérouleront en présence le 16 et 17 novembre prochain, au Palais des Congrès de Paris sous le titre Phrases marquantes. D’après Lilia Mahjoub, Directrice des Journées, ce titre : « attire par sa nouveauté, mais aussi interroge, car malgré son accroche immédiate, il fait énigme ». Nous attendons une participation active des membres et des amis de l’Envers de Paris à cet évènement captivant.

 

1. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 329.

***

Et maintenant la parole aux responsables des vecteurs et des groupes de l’Envers de Paris, qui nous informent sur les activités et les évènements du mois de juillet :

VECTEUR LECTURES FREUDIENNES

Nous continuons à lire l’article de Freud « Ein Kind wird geschlagen – Un enfant est battu », citons le dans notre dernière traduction : 

« Elle (la perversion) est mise en rapport avec l’objet d’amour incestueux de l’enfant, jusqu’à son complexe d’Œdipe, émerge d’abord sur le sol de ce complexe, et après qu’il s’est effondré, elle demeure souvent seule, ce qui en fait, pourrions-nous dire l’héritière de son poids libidinal et chargée de la conscience de culpabilité qui lui est accolée [1] ». 

Nous nous retrouverons chez Susanne Hommel le jeudi 4 juillet à 21h, contact : lectures-freudiennes@enversdeparis.org

1. Freud S., « Ein Kind wird geschlagen », GW XII Werke aus dem Jahren 1917-1920, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1999, p. 212.

SEMINARIO LATINO

En ce mois de juillet, le Seminario Latino se réunira pour préparer les deux prochaines soirées de l’année dont l’une aura lieu en octobre – date à confirmer – en présence de Francesca Biagi-Chai. Le thème du cycle d’études pour l’année 2024-2025 est « Signifiants dans l’air du temps » et vous pouvez consulter l’argument sur le site de l’Envers de Paris : https://enversdeparis.org/seminario-latino-de-paris/

Responsables : Flavia Hofstetter et Nayahra Reis.

Contact : seminario-latino-de-paris@enversdeparis.org

VECTEUR LECTURES CLINIQUES

La dernière réunion du vecteur des lectures cliniques de l’année universitaire 2023/2024 a eu lieu le samedi 22 juin 2024 pour conclure le thème de cette année « Tout le monde est fou – chacun à sa manière (diagnostic différentiel des psychoses) ». 

Le passage du Séminaire X de Jacques Lacan L’Angoisse que nous avons travaillé et discuté ensemble, a apporté l’éclairage lacanien des concepts d’auto-érotisme et de narcissisme que nous avons traité tout au long de l’année en prenant appui sur les textes de Sigmund Freud et de Karl Abraham. Le questionnement d’Isabela Mattos nous a incité à une discussion fort intéressante. 

Le texte du cas clinique d’Albert Filhol nous a démontré la finesse de la mise à l’œuvre de l’approche lacanienne dans la psychose, en permettant une discussion riche, fructueuse et animée, impliquant tous les membres du vecteur. 

Contact : clinique-lacan@enversdeparis.org 

VECTEUR PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

Pour notre objet de travail 2024-2025, nous avons choisi d’approfondir l’enjeu de jouissance et son traitement par l’écriture dans les trois romans de Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse qui est un écrit sur sa mère de 2017, De sable et de neige qui est un écrit sur son père de 2021 et Journal de nage qui met en jeu le corps jouissant de l’écriture de 2022. Dans sa démarche littéraire, Chantal Thomas s’inscrit en faux contre les objets et les stéréotypes du bonheur prêts à la consommation du discours capitaliste et du discours de la science contemporains qui ne cessent de tromper la cause singulière du désir de chacun. Mêlant étroitement ses impressions de lectrice, ses analyses d’œuvres d’art choisies, ses souvenirs d’enfance et ses expériences de vie, elle fait résonner au cœur de son écriture subversive et lucide, une énigme intime vivante et sans complaisance ni évitement de la souffrance. 

Pour rejoindre notre vecteur, contacter M.-C. Baillehache : litterature@enversdeparis.org

VECTEUR LE CORPS PAS SANS LA PSYCHANALYSE

Lors de la dernière rencontre du vecteur Le corps, pas sans la psychanalyse, poursuivant un travail collectif sur les fantasmes contemporains du corps, Marie Faucher-Desjardins a relu l’enseignement de Lacan en cherchant à suivre l’évolution de ce qui y est dit du fantasme. Elle note que le fantasme est d’abord lu chez Lacan comme indexé à l’ordre symbolique alors qu’il s’articule, dans son dernier enseignement, au réel par le biais de l’imaginaire. Il y a là de quoi éclairer certains fantasmes contemporains du corps qui ne servent plus, ou plus seulement, semble-t-il, de fenêtres pour supporter le réel, mais se manifestent par une prise directe sur le corps, notamment par les opérations chirurgicales, les tatouages, les injonctions hygiénistes, etc.

La prochaine réunion se tiendra le 12 septembre à 20h au 76 rue des Saints-Pères.

Membres du vecteur : Geneviève Mordant, Pierre-Yves Turpin, Guido Reyna, Martine Bottin, Isabelle Lebihan, Marie Faucher-Desjardins, Elisabetta Milan Fournier, Baptiste Jacomino (coordinateur).

Contact : corpsy@enversdeparis.org

 

VECTEUR PSYNEMA

Le vecteur Psynéma prépare activement la prochaine rencontre psychanalyse-cinéma qui aura lieu de 19 septembre 2024 au 7 Parnassiens à 20h, autour du film Rashômon d’Akira Kurosawa.

Lien pour inscription et info : https://www.parnassiens.com/film/rashomon-2013

Voici les dates des prochaines séances ciné-débat qui auront lieu au Patronage laïque Jules Vallès à Paris (saison 2024-2025), ainsi que les films concernés (les séances commencent à 14h).

  • Samedi 12/10/2024 : Chantage (Blackmail) d’Alfred Hitchcock ; 
  • Samedi 07/12/2024 : Ordet de Carl Theodor Dreyer ; 
  • Samedi 01/02/2025 : Le festin de Babette de Gabriel Axel ; 
  • Samedi 05/04/2025 : Reflection in a Golden eyes de John Huston.

Pour les rencontres qui auront lieu aux 7 Parnassiens retenir (les séances commencent à 20h):

  • Jeudi 19 septembre 2024 : Rashômon d’Akira Kurosawa ; 
  • Jeudi 05 décembre 2024 : La Chasse de Thomas Vinterberg.

Par ailleurs, Alexandra Fehlauer et Jessika Schlosser mettent en place un partenariat à Paris avec L’institut Goethe. La première séance aura lieu le 29 janvier 2025 à 20h dans le quartier latin, au Cinéma Club 21, situé au 23 rue des Écoles, avec le film L’Ange bleu de Josef von Sternberg (1930), un des premiers longs métrages parlants du cinéma allemand. Nathalie Georges-Lambrichs a accepté d’être notre première invitée pour cette série consacrée aux films allemands. 

Le vecteur compte maintenant 14 membres : Maria Luisa Alkorta, Katie April, Karim Bordeau, Alexandra Fehlauer, Estelle Fredet, Anne Ganivet, Lila Kapur, Sophie Lac, Marie Majour, Carole Niquet, Solenne Philippon, Jessika Schlosser, Leila Touati, Eugenia Varela Navarro.

Le vecteur Psynéma reste ouvert. 
Karim Bordeau 

VECTEUR THÉATRE

La dernière rencontre du vecteur théâtre et psychanalyse a eu lieu le 9 juin aux ateliers Berthier de l’Odéon, autour d’une pièce adaptée du roman Oui de Thomas Bernhard par Célie Pauthe, metteuse en scène, et Claude Duparfait, dont l’interprétation virtuose nous a éblouis. La discussion avec Nathalie Georges fut tout à fait passionnante, mettant en lumière la manière dont le spectacle, notamment par l’utilisation de la vidéo, rendait compte du fantasme de narrateur, en faisant exister une femme, sorte de double féminin de lui-même. À propos du roman Oui, vous pouvez lire le texte de Bernadette Colombel sur le site de l’Envers.

VECTEUR CLINIQUE ET ADDICTIONS

“Les premières fois.”

La première fois, c’est une occasion dont on se souvient, une rencontre, décidée ou pas, une marque, choisie ou refusée, un trauma. Elle peut faire énigme ou pas, décider du désir ou écraser. Une insondable décision de l’être laisse un choix. Qui peut être un “déchoix” [J.-A. Miller]. Mais le réel sonne toujours deux fois. Alors il y a plusieurs premières fois.[1] »

Rendez-vous à la rentrée prochaine pour une nouvelle saison des Conversations clinique & addictions !

Renseignements et inscriptions sur addicta.org/conversations

1. Miller J.-A., « Le choix de la psychose », La clinique psychanalytique des psychoses, Actes de l’ECF, 1983. 

Avec le bureau de l’Envers de Paris, je vous souhaite de merveilleuses vacances d’été. Détente, repos, et amusements nous attendent. Au commencement du mois de septembre, de nouveaux projets promettent d’être rayonnants et passionnants pour de nouvelles aventures.

Cinzia Crosali,
directrice de L’Envers de Paris.

Le corps marqué.

Le corps marqué.

par Pierre-Yves Turpin

À son premier cours du Séminaire Le Sinthome, Lacan semble faire équivaloir le corps à un sac : « un sac vide reste un sac, lance-t-il, soit l’un qui n’est imaginable que de l’ex-sistence et de la consistance qu’a le corps, d’être pot. Cette ex-sistence et cette consistance, il faut les tenir pour réelles » 1

Dans les sociétés occidentales actuelles, « à une époque où tout semble toujours permis et où plus rien ne vient limiter l’exigence pulsionnelle » 2, en jouant de l’homophonie entre « pot » et « peau », la question se pose de savoir ce qu’il en est de ce sac en tant que corps dans notre monde dominé par l’image, par la montée en puissance aussi bien de l’objet a que du corps et de ses prouesses – « citius, altius, fortius » – , monde dans lequel la science et son discours donnent lieu à de nouveaux fantasmes dans le champ des possibles.

Désormais, le domaine de la « bijouterie corporelle intégrée » comporte un grand nombre de de gadgets, d’images souvent indélébiles à imprimer sur le « sac de peau », plus ou moins visibles selon les lieux du corps où ils se trouvent, les variantes génitales étant, semble-t-il, plus répandues chez les plus mûrs. On note aussi des pratiques extrêmes, résurgences de celles qui avaient cours dans les sociétés traditionnelles aborigène, indo-américaine, maya ou africaine. Notons que, paradoxalement, alors qu’elles régressent fortement aujourd’hui au sein de ces populations, elle nous arrivent une fois passées par les États-Unis : ainsi, le stretching (élargissement des trous de piercing pour y loger plus gros), le branding (motifs réalisés au laser), les scarifications et lacérations de la peau dont on gonfle la cicatrisation (au moyen de vinaigre, jus de citron ou cendre), et, plus sophistiqués, les implants sous-cutanés : bijoux en téflon ou titane, tels que billes sous la peau, cornes ou bagues sous les peauciers du front, crête attachée à la boîte crânienne et cylindre entre les seins, dans la veine tracée par l’artiste Orlan, par exemple.

Du tatouage 

Autrefois réservé à certains groupes ou « corps » comme les marins, les légionnaires, mais aussi les bagnards, le tatouage diffuse aujourd’hui partout dans le monde. On est passé des primitifs modernes inspirés par une symbolique rituelle (hippies, post-hippies, punks et praticiens SM) à une certaine esthétique qui, pour montrer la singularité du sujet au-delà des possibilités offertes par les modes vestimentaires, aboutit au marquage direct du sac de peau, plus ou moins exhibé tout en restant du domaine de l’intime. Il s’agit alors de signifiants offerts à la lecture, qui ne sont plus parlés, mais supportés par le corps pour faire signe, tel un nouvel organe, pour le dire avec Chomsky, organe de captivation de la pulsion scopique de l’autre. Lacan, en effet, notait que, sans être pourvu de tatouages, « ce corps a[vait déjà] une puissance de captivation […] telle que, jusqu’à un certain point, c’est les aveugles qu’il faudrait envier » 3.

On est aujourd’hui totalement coupé des traditions séculaires de tatouages rituels tels qu’ils sont encore pratiqués en Thaïlande, où ils sont censés conférer force et protection 4. Dans notre monde occidental où il s’est développé de façon rapide et inventive, le marquage corporel n’est pas du domaine du rite initiatique géré par une collectivité, puisque toute initiation a été bannie des sociétés depuis que celles-ci sont entrées dans l’âge de la science. L’effectuation des tatouages sur la peau est un commerce qui a lieu dans des studios fermés dédiés, c’est une prestation de service. Contrairement à la tribu où le marquage véhicule un signifiant d’identification et d’appartenance, la pratique contemporaine laisse à chacun la latitude d’attribuer au tatouage telle ou telle fonction, comme la mise à distance de l’autre, en même temps qu’elle est une manière de faire porter la division sur celui-ci. 

Si la pulsion scopique est toujours convoquée, ce peut être pour marquer ou renforcer l’appartenance à soi. C’est sans doute quand l’image au miroir ne suffit pas au parlêtre pour assurer son rapport à son corps, qu’il a recours à ces procédés qui lui permettent d’affirmer sa liberté de disposer de son corps propre selon sa volonté. Là où un corps était donné au sujet en dépôt par ses géniteurs, l’inscrivant dans une filiation ou une « lignée », tel le personnage principal du film Le discours d’un roi – c’est un statut de propriétaire absolu que revendique le sujet contemporain, et ceci d’autant plus facilement que la science et son discours permettent de modifier à volonté le rapport qu’on peut avoir avec ce corps, jusqu’à exiger de la société les chirurgies nécessaires pour le faire changer de sexe si ledit propriétaire dit qu’il le faut. 

Je citerai ici l’anthropologue D. Le Breton pour qui les jeunes s’efforcent, par ces pratiques, de se donner « une cuirasse symbolique, une ligne de défense permettant de se séparer de [leurs] parents, de couper symboliquement le cordon ombilical » 5 ; c’est peut-être aussi, en filigrane, pour marquer de manière très informelle un rattachement à une communauté bien particulière : l’individu migre alors d’un groupe – famille, milieu ou groupe social « normé » – à un autre – punks, rockers, skateurs, métalleux… –, pour y inventer un nouveau type de lien social, dont la clinique nous apprend, au cas par cas, ce qu’il peut comporter d’illusions ou de mirages.



1. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2005, p. 18.
2. Leguil C., « François Hollande ou les charmes de l’homme normal au XXI e siècle », Lacan Quotidien, n o 62, 18 octobre 2011.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op.cit., p. 18.
4. Voir « La magie d’une seconde peau », Courrier International, n o 1092, 6-12 octobre 2011, p. 50.
5. Le Breton D., « Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles », Paris, éd. Métaillé, 2002, p. 174-175.

Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

par Baptiste Jacomino

John se tait. Il a juré à son père qu’il ne trahirait pas son secret. Avec sa sœur, il fuit en silence sur une petite barque le long du fleuve noir, jusqu’à ce qu’un matin, Rachel Cooper les réveille et les recueille. 

Le soir, elle raconte des récits bibliques aux enfants. John se reconnaît dans la figure de Moïse livré au hasard du fleuve. Il se met à parler en se soutenant de cette Parole. Il y trouve de quoi relire sa propre histoire. 

En recourant au récit, Rachel prend le contre-pied du faux prophète qui poursuit les enfants. Lui cherchait à faire cracher le morceau à John. Rachel lui permet de parler en ne le lui demandant pas. Le mythe biblique est un mi-dire qui permet à l’enfant de sortir de l’alternative dans laquelle il est enfermé : tout dire ou ne rien dire. 

Rachel raconte l’enfance de Moïse dans la posture de ma mère L’Oye : assise sur une chaise et entourée d’enfants. Ce n’est là qu’un conte, semble-t-on nous dire. Sans doute est-ce ce qui autorise à y apporter si aisément des changements. Quand John dit à Rachel qu’il y a deux rois dans l’histoire, elle commence par le corriger, mais elle cède rapidement : oui, c’est vrai, il y en a deux. « Ne pas errer, dit Alexandre Stevens, c’est accepter de se faire dupe de semblants. […] Ce qu’il s’agit d’obtenir chez les enfants décrochés de l’Autre et de ses semblants, ce n’est pas qu’ils rentrent dans le rang, qu’ils obéissent à la règle, qu’ils se soumettent à la loi, c’est qu’ils commencent à se faire dupe de l’un ou l’autre semblant. C’est par cette douceur qu’il s’agit de procéder : les introduire au semblant. » 1 L’histoire de la Bible que Rachel conte est de cet ordre-là : une opération de raccrochage aux semblants après une si longue errance sur le fleuve noir. 

« Rencontrer un Autre qui le croit sur son trauma est un évènement dans la vie d’un sujet, écrit Clotilde Leguil. Un évènement qui peut tout changer. Car, enfin, une porte s’ouvre où il peut dire sans être jugé sur la conformité de ses dires avec la réalité, mais en étant accueilli depuis la vérité que sa parole tente d’articuler, la vérité de ce qui s’est produit pour lui, et pour lui seul. » 2 John n’a pas été cru. Sa mère, sous l’emprise du faux prêcheur, ne l’entendait pas. Avec Rachel, il rencontre enfin quelqu’un qui le croit, au sens où l’attention qu’elle lui porte vise à favoriser sa parole et à accueillir la vérité qui convient, « pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas » 3.

Rachel ne se contente pas d’écouter, de croire et de raconter. Elle fouette. Rien qui fasse mal aux enfants. Mais il n’en reste pas moins que, quand elle les découvre endormis dans une barque, comme ils ne veulent pas la suivre, elle arrache quelques tiges pour s’en faire une badine et elle fouette John et Pearl pour qu’ils avancent. John a été bercé jusqu’au sommeil par le cours de la rivière, par le chant répétitif et lointain du prêcheur et par le monde aux allures oniriques au sein duquel il voguait. Autour de lui, les siens dormaient. Rachel interrompt le cours de cette jouissance par une nouvelle jouissance, inattendue, un peu violente. À la manière de la scansion, dont Lacan dit qu’« elle ne brise le discours que pour accoucher la parole » 4, Rachel brise le cours du discours du prêcheur, le cours de son chant et le cours de l’eau pour accoucher la parole de John. 

C’est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour qu’advienne une parole du sujet et non une parole sous hypnose, un discours de somnambule. Tandis que le faux prêcheur hypnotise les foules par ses récits épiques, ses prêches enthousiastes et ses chants envoûtants, Rachel évite toute séduction par un abord sec et légèrement brutal. C’est la sécurité dont John a besoin pour parler : être délivré de toute tentative de suggestion, d’emprise, de mainmise. Aux mains toujours trop proches du faux prêcheur succèdent les mains frêles de Rachel, tenues à distance par les longs instruments qu’elle saisit : une tige ou un fusil. 

À l’heure où la parole de l’enfant est souvent traitée comme une ressource infiniment disponible qu’il suffirait de laisser jaillir, La Nuit du Chasseur nous enseigne qu’il faut parfois permettre à cette parole d’advenir par les détours paradoxaux du silence, du mi-dire ou de l’interruption. 



1. Stevens A., « Un cadre ou un bord ? », La petite Girafe, n°5, 2019, p. 150.
2. Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p. 142-143.
3. Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.
4. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 316.

Se libérer d’une jouissance imposée.

Se libérer d’une jouissance imposée.

par Marie-Christine Baillehache

Dans son autofiction Fille, Camille Laurens aborde l’agression sexuelle infligée par son grand-oncle, lorsqu’elle a 9 ans et qu’elle passe ses premières vacances d’été dans la ferme familiale. Son récit écrit à la troisième personne lui offre une distance nécessaire à voiler l’obscénité de l’acte transgressif subi. « C’est à une autre que les choses arrivent, sinon je ne peux pas. » 1 Tout en lui soufflant dans l’oreille « Toutes les filles aiment ça », l’oncle Félix « la tient d’une main serrée sur la nuque comme Thérèse quand elle dépouille un lapin […], elle sent sur son dos le couteau qu’a Thérèse pour dépecer les lapins […], son cœur bat comme celui du lapin avant de mourir. » 2 Cette première mise en jeu violente de son corps féminin sexué se répétera une seconde et ultime fois sous le regard muet de sa tante et de son oncle Roger. « Ils la jugent mal, elle le voit bien. » 3 Pétrifiée, désorientée, submergée par la honte, elle ne se sent plus être qu’ « une poupée molle assise sur un banc » 4. Son corps féminin vient de faire son entrée sur la scène du monde conjoint à sa réduction à être un objet de jouissance sous la mainmise d’un homme. Dessaisie de son être et de son corps féminins, elle veut disparaitre, toute entière. « S’évanouir, c’est ça qui la sauverait. » 5 Pour contrer en elle-même le trop de présence de la jouissance de l’Autre et se sauver du désarroi où il l’a précipitée, Camille se tourne vers l’Autre de son enfance à qui parler. « Un matin, elle entre dans la chambre de sa grand-mère et lui raconte tout. » 6 Cet appel au désir de l’Autre du monde de son enfance qui fait sa place à l’amour et à la parole, l’aide à se délester d’une part du poids de ce réel qui vient de laisser en elle une trace muette, énigmatique et ineffaçable de « sang vert » 7. Mais, son premier effort pour dire l’indicible rencontre la réponse sans appel de son Autre. « Ce que tu viens de me dire, surtout ne le répète jamais. » 8 Désormais, c’est au monde solidaire et exclusif des femmes de la famille de parler à sa place de ce qui lui est arrivé, de s’en émouvoir, d’en délibérer et d’agir, sans elle. « On dirait que c’est arrivé à la famille, que c’est un truc embêtant pour la famille, pas à elle, pas pour elle. » 9 À peine Camille commençait-elle à nommer le vide ouvert en elle par le trop de présence de la jouissance muette de l’Autre, que le désir de l’Autre efface la présence de son dire. Désormais, ce qui reste pour elle un hors-sens qu’elle cherche à serrer, cerner, border avec ses propres représentations endosse les contours des mots et du désir de l’Autre : « tripotage », « la totale », « on lave le linge salle en famille », « motus et bouche cousue », « éviter le tonton ». Les femmes de sa famille réunies dans « un conseil de filles » 10 dont son père est absent, en ont décidé ainsi : les femmes n’opposent pas leur parole de refus à la domination jouissante des hommes sur leur corps. Face à ce complot du silence qui efface sa présence, Camille prend sa décision : « impénétrable, voilà ce qu’elle va être » 11. Désormais, c’est dans le secret de ses fantasmes et de ses rêves qu’elle représente l’effraction de la jouissance transgressive qui a laissé dans son corps une modalité de jouissance qui met son désir en danger : « Et ça ne rate jamais, pour peu qu’elle fasse revenir l’image, le plan fixe, la bouche bâillonnée par la culotte, le défilé des regards, il y a toujours un moment où ça monte, ça vient, ça explose […] ce plaisir intense qui se renouvelle à volonté […]. Elle serait donc unique, comme fille ? » 12

C’est avec son écriture littéraire et sa propre cure analytique que Camille Laurens est parvenue à se libérer de la marque traumatique qui emprisonnait son corps féminin sexué dans une certaine modalité de jouissance. Son effort d’écrire et de bien dire lui ont permis de ne pas « s’évanouir » et de se sauver de ce qui était resté en elle comme une trace de « sang vert ».



1. Camille Laurens, Fille, Paris, Gallimard, éd. Quarto, 2023, p. 792.
2. Ibid., p. 793.
3. Ibid., p. 794.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 795.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 798.
12. Ibid., p. 803-804.