Full Metal Jacket
À la rencontre de Jasmila Zbanic
À la rencontre de Jasmila Zbanic
À la rencontre de Jasmila Zbanic[1]
Par Nathalie Georges-Lambrichs
« Comment faire pour que des masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique mais à l’occasion familial, demeurent séparées » ? Lacan a posé cette question dans sa fameuse « Allocution sur les psychoses de l’enfant »[2], invité par Maud Mannoni à conclure les Journées d’études qu’elle avait organisées en 1967.
Film après film, Jasmila Zbanic aiguise son regard depuis plus de quinze ans pour y accommoder le nôtre sur un certain silence : assourdissant, il entoure encore la guerre qui a eu lieu dans les Balkans, au lendemain de la chute du mur de Berlin. Le 12 septembre dernier, le bureau de L’Envers de Paris, bientôt rejoint par celui de l’ACF-IDF s’est fait partenaire de l’une des trois avant-premières parisiennes dédiées à la projection de son dernier film Quo vadis Aïda ? – diffusé en français depuis le 22 septembre sous le titre La voix d’Aïda[3] ; et par l’entremise d’Isabelle Benkemoun, attachée de presse, Luc Garcia et Camilo Ramirez étaient invités au cinéma « Le Trianon » de Sceaux à converser avec la réalisatrice, et le public[4].
Nous avons retenu que le recours à la fiction s’est imposé à elle dès le début des cinq ans qu’il lui a fallu pour réunir la production de ce film et le tourner. À force de compromis et de ténacité, J. Zbanic a peu à peu mis au point sa manière de faire entendre à quel prix la vie continue dans la Bosnie dite aujourd’hui pacifiée. Les questions ciblées de nos collègues lui ont permis de s’engager dans un débat soutenu pendant plus d’une heure, au cours duquel elle a mis en évidence la difficulté à bien-dire l’engagement des femmes – seules survivantes du massacre de Srebrenica[5] – qui forme le cœur du film ; sa reconstitution dans la salle de cinéma où la plus grande partie de ces hommes fut assassinée mettant en abyme la société contemporaine telle qu’elle n’échappe plus nulle part à la dictature de « la dure loi du spectacle ».
En faisant du personnage féminin d’Aïda – interprète au service des intérêts de la communauté internationale dont les soldats et officiers se sont défaussés ou ont été relevés de leur mission de protection de la population civile prise au piège par l’armée des vainqueurs – le pivot du drame, la réalisatrice a choisi de privilégier le récit d’une vie sur l’Histoire avec sa grande hache, ce qu’illustre bien le moment où, pour tenter de sauver son mari, elle exige de lui qu’il lui remette le journal de guerre qu’il tenait depuis trois ans et demi et le détruit aussitôt : la vie et sa transmission orale, versus l’archive.
La réalisatrice a pu enfin aborder de manière indirecte la particularité de ce « génocide » où l’on sait que seuls les hommes ont été massacrés alors que les femmes ont survécu, non seulement en payant le prix de la perte de leurs maris et de leurs fils, mais en endossant le silence entourant le crime spécifique de viol qu’elles ont enduré, ce que le film tait non sans le faire résonner. Petit-à-petit, la conversation s’intensifiant, la rigidité des dénominations identitaires, nationales ou sexuées, s’est modifiée, et une clinique du cas par cas s’est esquissée, quand le mot de « résilience » à peine prononcé, faisait question de la qualité d’une vie condamnée à satisfaire à ce que Guy Briole appelle « la nécessité des réconciliations d’apparence »[6].
Une ouverture pour la psychanalyse d’orientation lacanienne ?
[1]. Pour en savoir plus consulter Wikipédia en cliquant ici>>
[2]. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
[3] Quo vadis Aïda ?, trad. La voix d’Aïda, long métrage (Bosnie Herzégovine, Autriche, Roumanie) de Jasmila Zbanic, 2020.
[4]. Projection du 12 septembre 2021, suivie d’une conversation avec la réalisatrice oragnisée par L’Envers de Paris et l’ACF-IDF, avec Luc Garcia et Camilo Ramirez, psychanalystes, membres de l’ECF.
[5]. Cf. ONU Info : cliquer ici>>
[6]. Briole G., « La guerre des fils », Pourquoi Lacan, Paris, Presses psychanalytiques de Paris, 2021, p. 217.
L’École des femmes , ou Arnolphe à l’école d’Agnès
L’École des femmes , ou Arnolphe à l’école d’Agnès
L’École des femmes[1], ou Arnolphe à l’école d’Agnès
Par Bernadette Colombel
En 1662, Molière monte au théâtre L’École des femmes qui fera scandale, et pour cause! Même si ce n’était pas l’intention première de l’auteur, le ton est donné : le sabotage de la « norme-mâle ». La pièce met en scène Arnolphe – un homme dont l’obsession (la passion, dira Lacan) est d’être cocufié par celle qui sera sa femme –, et Agnès – une adolescente élevée et maintenue dans l’ignorance par Arnolphe, dans le seul dessein d’en faire son épouse fidèle – qui découvre les bonheurs de la séduction avec un autre homme. « Épouser une sotte pour n’être point sot »[2], voilà la règle d’Arnolphe qui a mis tous ses soins, pour qu’elle soit « d’une ignorance extrême »[3], sans esprit. Tenue à l’écart de tout et de tous, elle serait ainsi à lui, sans regard pour un autre homme : « C’est assez pour elle, à vous en bien parler, de savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer »[4].
Cependant, les confidences répétées d’Horace, celui-là même qui a séduit Agnès, la confession naïve d’Agnès sur la jouissance que lui procurent les paroles de ce dernier, mettent à mal la conviction « mâle-igne » d’Arnolphe de pouvoir réduire l’adolescente à son propre objet de jouissance en pensant pouvoir lui ôter tout jugement et toute décision. Est-ce parce qu’Arnolphe découvre, en dépit de lui-même, une Agnès résolue et féminine, non conforme à l’image de femme « subalterne… et soumise » qu’il a imaginée que, dans un revirement total, il éprouve de l’amour pour elle et est prêt à tout accepter, y compris ce dont il cherchait à se protéger auparavant, à savoir le cocufiage : « Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire »[5], la supplie-t-il. Agnès l’écarte en lui signifiant l’avantage du dire d’Horace : « Tenez, tous vos beaux discours ne me touchent point l’âme : Horace avec deux mots en ferait plus que vous »[6].
La croyance d’Arnolphe en sa soi-disant suprématie de mâle l’aveugle sur les ressources de sa protégée. En effet, l’ouverture d’Agnès à l’égard de l’amour la rend détentrice d’un savoir sur la parole et le corps. En parlant d’Horace, elle dit à Arnolphe :
« Toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue »[7]
Agnès nomme avec justesse son expérience : l’effet de séduction que les paroles ont eu sur son corps.
Ainsi pouvons-nous relever la discordance entre le sentiment d’orgueil d’Arnolphe et la vérité qui se dégage des propos d’Agnès qui lui demande si c’est par les oreilles que se font les enfants[8]. Contrairement à la suffisance d’Arnolphe qui s’enorgueillit d’« une innocence sans pareille »[9], ne faut-il pas prendre au sérieux le savoir qui gît sous cette question, selon lequel la parole ouïe a des effets de jouissance ?
Stéphane Braunschweig a été particulièrement sensible au rôle d’Agnès. Metteur en scène de L’École des femmes au théâtre de l’Odéon[10], il explique avoir choisi de « renverser la perspective » habituelle de la pièce, cette dernière étant originalement présentée du point de vue masculin d’Arnolphe. Dans la pièce originale, Agnès, écartée de la vie sociale, est peu présente sur scène[11] ; de plus, elle est essentiellement parlée par l’autre, qui rapporte ses dires. Au contraire, le metteur en scène de l’Odéon lui restitue la lettre d’amour qu’elle a adressée à Horace en la lui faisant lire, alors que Molière la fait dévoiler par ce dernier. Pour y parvenir, il insère une scène filmée où Agnès lit ce message d’amour.
En fait, Stéphane Braunschweig a imaginé plusieurs stratagèmes pour donner une présence corporelle à Agnès et la mettre en scène alors que dans la scénographie originale, elle est dans sa chambre, invisible du spectateur. Tantôt un rideau transparent fait une limite entre l’extérieur et la chambre d’Agnès dans laquelle cette dernière, sur son lit, coud, joue, découpe des papiers… ou reçoit la visite d’Arnolphe, tantôt des vidéos d’Agnès en activité sont projetées. Cette insertion de la présence réelle d’Agnès sonne juste, lui donne un corps et la montre sujet de sa parole et de ses actes. Exceptée la suppression d’une scène qu’il a jugée non essentielle[12], le metteur en scène a respecté intégralement l’écriture de Molière, mais tout en ajoutant des scènes telles que décrites plus haut, qui donnent une place de sujet à Agnès.
Le jeu théâtral d’Agnès renvoie à un sujet déterminé, spontané, pas si « innocente » mais vivante, prise par la pulsion, jouant des plaisirs de l’enfance, tout en découvrant ceux de la féminité. Par exemple, la formule énigmatique d’Agnès qui répond à Arnolphe qui s’enquiert de nouvelles, « Le petit chat est mort », Stéphane Braunschweig l’interprète en mettant en scène une Agnès caressant un chat avec tendresse voire érotisme, en même temps qu’elle manie une paire de ciseaux ; ambiguïté où naïveté flirte avec érotisme. Cette scène ajoutée laisse au spectateur le loisir de soupçonner la part active d’Agnès dans la mort du chat : métonymie de la perte de l’innocence d’Agnès après la rencontre avec Horace ? Un autre moment évoque l’esprit de dérision d’Agnès mêlé à sa soumission : alors qu’Arnolphe lui demande une révérence, Agnès répond par un salut qui évoque la Salutation au soleil, une asana de yoga : ne peut-on y voir l’impertinence de la jeune fille qui se prosterne devant un astre supérieur alors que, par ailleurs, elle avait défié l’injonction d’Arnolphe de congédier son amoureux ?
Quant au jeu dramatique lors de la lecture de Maximes de mariage ou les Devoirs de la femme mariée, Agnès oscille entre la tristesse et l’angoisse face à ce qu’Arnolphe attend d’elle et le plaisir enfantin de la récitation de comptines. La vêture d’Agnès, tout comme certaines de ses postures sur son lit, la chargent d’une aura érotique. À une question qui lui est posée sur le paradoxe entre la pudeur d’Agnès dans un dire vrai sur l’amour et sa présentation d’« objet érotique », Stéphane Braunschweig explique qu’il s’appuie sur ce qu’affichent de jeunes adolescentes de leur corps hyper-sexualisé sans qu’elles ne soient vraiment conscientes de ce qu’elles dégagent.
Conclusion
Lors de l’échange, Aurélie Pfauwadel a insisté sur la modernité du texte de L’École des femmes, accentuée par l’interprétation de S. Braunschweig qui en a fait une pièce résolument contemporaine, en lien avec la place des femmes dans la communauté. Avec son interprétation singulière, S. Braunschweig a donné une place à Agnès, alors que Molière, rapporte le metteur en scène, s’était attaché à dénoncer les excès des hommes envers les femmes, sans présenter le point de vue féminin, même s’il était intéressé par les femmes. A. Pfauwadel relève le double sens du titre de la pièce, l’éducation qu’il s’agit de donner aux femmes mais également en quoi il faut se mettre à l’école des femmes, de leur savoir sur l’amour, et de ce qu’elles peuvent apprendre aux hommes. Elle fait valoir que la pièce met en scène les deux versants du rapport à l’objet, « côté homme, la jouissance du propriétaire[13] et côté femme, le partenaire, celui qui va lui dire de petits mots doux ». Molière peint avec finesse l’angoisse de l’homme face au désir féminin et la fascination de femmes pour une parole d’amour qui leur est adressée[14].
[1] Captation de L’École des femmes de Molière, mise en scène par Stéphane Braunschweig au théâtre de l’Odéon, enregistrée les 19 et 20 décembre 2018, sur le site du théâtre de l’Odéon. Agnès est jouée par Suzanne Aubert ; Claude Duparfait est Arnolphe.
[2] Acte I, scène I, vers 82.
[3] Acte I, scène I, vers 100.
[4] Acte I, scène I, vers 100 et 102.
[5] Acte V, scène IV, vers 1596.
[6] Acte V, scène IV, vers.1605 et 1606.
[7] Acte V, scène IV, vers 1596.
[8] Acte I, scène 1, vers 164.
[9] Acte I scène I, Vers 163.
[10] Rencontre organisée par le vecteur Théâtre et psychanalyse de L’Envers de Paris, avec Stéphane Braunschweig et Aurélie Pfauwadel, psychanalyste, membre de l’ECF, animée par Hélène de la Bouillerie et Philippe Bénichou, psychanalystes, membre de l’ECF. Rencontre en visio-conférence du lundi 17 mai 2021.
[11] Dans la pièce originale, Agnès est présente sur scène durant quatre scènes.
[12] Acte IV, scène 2.
[13] Jacques-Alain Miller parle de « la jouissance du propriétaire » dans son cours du 12 février 1992, « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de l’université Paris VIII, inédit.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 138 : « Ce qu’il dit, elle est bien incapable de nous le dire, et de se le dire à elle-même, mais cela vient par la parole, c’est-à-dire par ce qui rompt le système de la parole apprise et de la parole éducative. C’est par là qu’elle est captivée ».