Le Rire et le Néant dans l’œuvre freudienne

Les Temps modernes, Charlie Chaplin, 1936

Par Grigory Arkhipov

Dans la pensée occidentale, il y a une forte tradition de considérer le rire et le risible à travers le prisme du jugement. Ce jugement peut être esthétique (le risible est « une laideur non accompagnée de souffrance »[1], note Aristote), intellectuel (nous rions de ce que nous estimons être stupide) ou moral (le rire châtie la vanité, selon Bergson). Il y a un autre paradigme qui, au contraire, inscrit le rire dans la discontinuité du jugement. Ainsi, Kant mise sur l’effet de surprise propre au rire qui résulte, d’après lui, de la réduction soudaine à néant de la tension d’une attente[2].

En abordant la question du point de vue clinique, Freud a créé son approche originale, laquelle garde pourtant les traces de l’idée kantienne. La notion de détente (empruntée aux théories de Bain et Spencer), introduite dans son modèle économique, lui a permis de dégager trois modalités de cette risible réduction à néant.

1) Le travail du comique (attention, il ne s’agit pas de la comédie en tant que genre littéraire et scénique) opère avec l’anéantissement, ne serait-ce que momentané, de l’inhibition. Freud renverse la tradition fondée sur un jugement qui maintient que l’on rit du personnage cocasse en effectuant ainsi une « brimade sociale »[3]. Nous rions grâce à lui, car il nous offre en cadeau l’économie de l’inhibition (qui se décharge sous forme du rire). Freud déduit le charme propre à ce personnage de sa ressemblance avec un enfant : « l’homme bête m’apparaîtrait comique dans la mesure où il me ferait penser à un enfant paresseux et l’homme méchant à un fripon d’enfant »[4]. Le mécanisme de la levée de l’inhibition consiste à l’identification passagère du spectateur avec ce bonhomme comique : cette imitation mentale lui sert à se libérer momentanément des fardeaux pesants et insupportables de la culture. Le cadeau comique nous permet de retrouver le « rire enfantin perdu »[5], souligne Freud.

 2) Le travail du mot d’esprit nous confronte à l’anéantissement du sens commun et de l’usage habituel d’un mot. Si le travail du comique relève de l’image du corps et des premières inhibitions qui organisent la vie de l’homo culturalis, alors le Witz opère avec les représentations (Vorstellungen) qui ont subi le refoulement. Cette modalité du risible n’est pas accessible à tous, remarque Freud en mettant la capacité de produire les Witze en parallèle avec le symptôme névrotique[6]. Le désir du sujet se loge dans le creux du non-sens préparé par le travail du mot d’esprit. On n’est spirituel que par nécessité, car « la voie directe [à notre désir] est barrée »[7]. Lacan reformulera cette nécessité à l’aide de sa dialectique de la demande et du désir en ajoutant à la notion du non-sens celles du « pas-de-sens » et du « peu-de-sens »[8]. Le rire de la Dritte Person témoigne d’une surprise autre que celle de la chute de l’image d’un adulte sérieux et inhibé par les idéaux courants.

3) Le travail de l’humour consiste à drainer l’affect pénible. Pour illustrer ce mécanisme Freud évoque à plusieurs reprises l’anecdote d’un délinquant mené à l’échafaud un lundi. « Eh bien, la semaine commence bien », déclare celui-ci, l’air insouciant. L’ataraxie humoristique du criminel nous « gagne par contagion »[9]. Ainsi, épargnons-nous l’affect fort que nous étions sur le point d’éprouver en nous identifiant au condamné face au néant. Le travail effectué par le criminel nous libère du besoin de ressentir la terreur et la pitié propres au tragique. Si le comique opère avec l’inhibition et que le spirituel relève du symptôme, alors l’humour peut être défini comme une position éthique par rapport à l’angoisse : à l’affect qui ne trompe pas.

Kant avance que la réduction momentanée de l’entendement à néant qui caractérise le rire franc provoque « une joie très vive »[10], corporelle par sa nature. Entre Freud et Kant il y a plus d’un siècle d’écart dans lequel gît l’ère romantique. Le mot d’esprit est fortement influencé par Heine (l’une des figures de l’Idéal du Moi pour son auteur) qui marie le rire à l’amertume la plus déchirante. La joie kantienne se fait substituer, au sein du Mot d’esprit, par une notion médicale de l’euphorie[11]. Ce terme range le rire parmi les expériences peu idylliques, comme les états pathologiques de la manie ou de l’intoxication. Ces phénomènes hétérogènes ont quelque chose en commun que l’on peut résumer par la notion que Freud emploie dans son livre : la Hilflosigkeit[12] (qui peut se traduire par « besoin d’aide » ou « détresse »).

Les trois modalités du rire élaborées dans le Mot d’esprit représentent trois façons d’affronter cette dépendance foncière. Le comique et l’humour touchent la dimension de la Hilflosigkeit de la manière la plus intime : le premier, du point de vue du petit sujet en train de faire ses premiers pas dans une forêt obscure du désir de l’Autre et le seconde, de la hauteur fictionnelle du parent qui vient au secours en allégeant sa souffrance (« ne pleure pas, ce n’est rien ! »).

Dans l’œuvre freudienne, le rire (résultant du travail du comique, du Witz et de l’humour) se trouve en rapport dialectique avec la Hilflosigkeit. D’une part, il y puise sa force (c’est pour cette raison que le plaisir pris au comique est plus intense que celui que nous offre l’humour). De l’autre, il en triomphe en la réduisant à néant (c’est cela qui le distingue de la manie ou de l’ivresse). Cette dialectique (non dépourvue d’un certain héroïsme) fait appel (Hilfe !) au Père en le faisant exister à l’aide de l’amour. C’est peut-être pour cette raison que nous ne trouverons pas chez Freud de théorisation de l’ironie, la dimension du risible qui deviendra prépondérante dans le monde du xxe siècle qui aura vécu le comble de la Hilflosigkeit sans aucun espoir en l’aide du Père.

[1]. Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, 1980, p. 49.

[2]. Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, gf Flammarion, 1995, p. 320.

[3]. Bergson H., Le Rire : essai sur la signification du comique, Paris, puf, 2007, p. 103.

[4]. Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 396.

[5]. Ibid., p. 393.

[6]. Ibid., p. 260.

[7]. Freud S., Lettres à Wilhelm Fließ, 1887-1904, Paris, puf, 2015, p. 471.

[8]. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 98.

[9]. Freud S., Le mot d’esprit, op. cit., p. 400-402.

[10]. Kant E., Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 323.

[11]. Freud S., Le mot d’esprit, op. cit., p. 411.

[12]. Ibid., p. 396.