L’insoutenable légèreté de l’être, pour autant que le sujet est désir

Par Philippe Doucet, vecteur Psychanalyse et littérature

 

Jacques-Alain Miller, dans sa présentation du Séminaire VI, rappelle que pour Lacan « le rapport à l’objet se situe au niveau, non pas de la pulsion, mais du désir, et ce, par l’intermédiaire du fantasme »(1) et ajoute que cette réflexion sur le fantasme « pourrait redonner des couleurs, ou de la précision aux évocations cliniques d’aujourd’hui »(2).

Les premières pages de L’insoutenable légèreté de l’être évoquent ce qu’on pourrait appeler l’entrée soudaine du principal personnage du roman de Milan Kundera, Tomas, dans le fantasme. Il fait rapidement connaissance « dans une petite ville de Bohême » de Tereza qui, une dizaine de jours plus tard, le rejoint à Prague où ils font « l’amour le jour même » ;  puis dans la nuit Tereza a « un accès de fièvre » et reste alitée chez Tomas « toute une semaine avec la grippe ». Tout se joue pour Tomas dans cette contingence : « Il éprouva alors un inexplicable amour pour cette fille qui lui était presque inconnue. »(3) C’est à ce moment précis que la vie de Tomas prend une autre direction. Lui qui avait jusque là établi une sorte de système de vie fondé sur le célibat et la mise à distance de l’amour et des sentiments, maintenant s’interroge et doute : « il est debout à la fenêtre, les yeux fixés de l’autre côté de la cour sur le mur de l’immeuble d’en face, et il réfléchit : Faut-il lui proposer de venir s’installer à Prague ? […] Il revient encore et toujours, à l’image de cette femme couchée sur son divan ; elle ne lui rappelait personne de sa vie d’autrefois. Ce n’était ni une maîtresse ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit. […] Alors il imagina qu’elle était chez lui depuis de longues années et qu’elle était mourante »(4).

Telle s’énonce la dimension imaginaire de l’objet du fantasme de Tomas, dont le désir porte d’entrée de jeu le doute d’un désir impossible à décider. Lacan, dans Le Séminaire VI, éclaire cette construction fantasmatique : « dans l’articulation du fantasme, l’objet prend la place de ce dont le sujet est privé, c’est à savoir, du phallus. C’est de là que l’objet prend la fonction qu’il a dans le fantasme, et que le désir, avec le fantasme pour support, se constitue. […] L’objet du fantasme est cette altérité, image et pathos, par où un autre prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement »(5).

Tereza est pour Tomas cette altérité imaginaire de lui-même comme image d’un enfant composée de l’enfant biblique Moïse sauvé des eaux et du pathos de la femme mourante. Cette image dans laquelle se fixe et se perd le regard de Tomas le renvoie à sa division de sujet qui ne lui donne aucune garantie signifiante quant à son être. « Cette défaillance, cette non-garantie au niveau de la vérité de l’Autre, le sujet lui-même s’en trouve marqué. Et c’est pourquoi il aura à instituer ce que nous avons déjà essayé d’approcher tout à l’heure, sous la forme de la genèse, à savoir petit (a). […] Le (a) est ce quelque chose qui se trouve soumis à la condition d’exprimer la tension dernière du sujet, celle qui est le reste, celle qui est le résidu, celle qui est en marge de toutes ces demandes, et qu’aucune de ces demandes ne peut épuiser. […] Ceci est, si je puis dire, l’os de la fonction de l’objet dans le désir »(6). Le fantasme est cet axiome que le sujet se donne à lui-même pour soutenir son rapport de désir à son objet (a) dans sa dimension imaginaire.

Avant sa rencontre avec Tereza, Tomas essayait de séparer nettement la demande et l’amour : il invente une sorte de construction libidinale, un système singulier, sans mettre en jeu son fantasme et pour se défendre du Désir de l’Autre maternel. Marié une première fois mais n’ayant ni le courage ni l’énergie d’extraire son fils de l’influence de sa mère, il finit par divorcer tout en décidant que ce fils « il ne le verrait plus jamais de sa vie »(7), ce qui, du même mouvement, le sépare de ses propres parents : « En peu de temps, il réussit donc à se débarrasser d’une épouse, d’un fils, d’une mère et d’un père. Ne lui restait en héritage que la peur des femmes. Il les désirait, mais les craignait. Entre la peur et le désir, il fallait trouver un compromis ; c’était ce qu’il appelait « l’amitié érotique »(8). Multipliant les maîtresses, il leur affirmait que « seule une relation exempte de sentimentalité, où aucun des partenaires ne s’arroge de droits sur la vie et la liberté de l’autre, peut apporter le bonheur à tous les deux. Pour avoir la certitude que l’amitié érotique ne cède jamais à l’agressivité de l’amour, il ne voyait chacune de ses maîtresses permanentes qu’à de très longs intervalles »(9). Tomas érige donc très rationnellement un système, une méthode, pour se relier sans risque à l’autre sexe en cherchant à évacuer la peur, l’agressivité et l’amour. Lorsque Tereza surgit dans sa vie, tout bascule dans son rapport à son désir et à son objet.

Pourquoi Tomas distingue-t-il Tereza des autres femmes ? Ne faisant d’elle ni une  maîtresse  ni une épouse mais un enfant, il institue qu’« il y a quelqu’un qui sauve un enfant abandonné »(10).

Parce que Tereza est malade et alitée, il la métaphorise en un enfant à sauver, et non en une femme à sauver, ou en une femme dangereuse. Et cette métaphore, cette métaphore de l’amour, met à bas son système de défense précédent de l’amitié érotique. A-t-il éprouvé à ce moment précis cette détresse du sujet, l’Hilfosigkeit freudienne ; l’élaboration du fantasme venant à ce point de panique  soutenir le vacillement du sujet qui éprouve sa division ? Le roman ne le dit pas directement, mais met en place dans sa structure même ce moment de bascule, ce moment de vacillement dans la vie de Tomas. Lorsque Tomas rencontre Tereza se trouve réveillé son propre fantasme dont Lacan  rappelle qu’il : « n’est rien d’autre chose que cet affrontement perpétuel du S barré et du petit a »(11).

Il est très clair que Tomas fait de Tereza  l’élue. Il essaye, après l’amitié érotique, d’inventer avec elle une façon de se relier à une femme sans sentir le ratage du rapport. Avec son fantasme « fondamental » qui fait d’elle ni une maitresse ni une épouse, il met en jeu son objet (a), « ce quelque chose qui se trouve soumis à la condition d’exprimer la tension dernière du sujet […] le reste […] le résidu en marge de toutes ces demandes, et qu’aucune demande ne peut épuiser » et qui exprime « l’essentiel de sa vie »(12). « C’est alors que le sujet fait venir d’ailleurs, à savoir du registre imaginaire, quelque chose d’une partie de lui-même en tant qu’il est engagé dans la relation imaginaire à l’autre. Ce quelque chose est le petit a. Il surgit très exactement à la place où se pose l’interrogation du sujet sur ce qu’il est vraiment, sur ce qu’il veut vraiment. »(13) Tereza est le support imaginaire d’un objet (a), un objet précieux enfermée dans le fantasme fondamental de Tomas et qui  s’y prête, en exigeant d’y être la seule. Tomas intercale entre Tereza et lui, l’image d’un enfant à sauver, sachant pertinemment que c’est cet enfant, Tereza, qui le sauve de lui-même et de l’aridité de son amitié érotique qu’il perçoit comme une impasse. L’enfant sauvé, comme Moïse, devient par la suite le guide et le sauveur à son tour. Il est à l’origine de l’histoire et permet la pérennité de cette histoire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que grammaticalement, Kundera n’écrit jamais « Je sauve cet enfant » ou « Tomas voulait sauver cet enfant », mais « un enfant est sauvé » d’où on peut entendre le message de l’inconscient sous une forme inversée : « un enfant me sauve », le pronom faisant réapparaitre le sujet divisé, parlé, employé par le langage. Entre Tomas et Tereza, il y a donc structurellement le mur symbolique du langage et l’inscription imaginaire du fantasme sur ce mur, ce qui redouble la séparation tout en faisant  lien par l’amour.

Reste que pour Tomas, Tereza est dans cette position paradoxale d’une femme élue éminemment « respectée » et aimée et dans le même temps dévalorisée et mortifiée.  C’est ce point paradoxal où pointe la dimension réelle du fantasme que nous travaillerons lors de notre prochaine réunion de Vecteur le Mardi 16 Octobre 2018.

(1) Miller J.-A., « Une introduction à la lecture du Séminaire VI, Le désir et son interprétation », texte édité par Carole Dewambrechies-La Sagna, La Cause du désir, n°86, Paris, Navarin, 2014 /1, p. 64.
(2) Ibid., p. 65.
(3) Kundera M., L’insoutenable légèreté de l’être, Editions Gallimard,1984, Folio,1987, p. 15.
(4) Ibid., p. 16/17.
(5) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Editions de La Martinière et Le Champ Freudien Editeur, juin 2013, p. 370.
(6) Ibid., p. 441.
(7) Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 1984, Editions Gallimard, Folio, 1987, p. 23.
(8) Ibid., p. 24.
(9) Ibid., p. 24.
(10) Ibid., p. 21.
(11) Jacques Lacan, Le Séminaire livre VI, Le désir et son interprétation, Editions de La Martinière et Le Champ Freudien Editeur, juin 2013, p. 446.
(12) Ibid., p. 441.
(13) Ibid., p. 446.