DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE

DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE

par René FIORI

DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE

Au XIX siècle on pouvait, dans une foire, s’étonner d’écouter une voix enregistrée, émanant d’un fil muni d’un cornet qu’on portait à l’oreille. Suivront l’invention du gramophone et du téléphone. Freud évoque ces inventions et l’accent mis sur ces objets techniques au détriment de la satisfaction subjective[1].

Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, à toute heure, et en quelque endroit que ce soit, nous pouvons contacter la personne de notre choix, et être contactée par elle, son et image compris.[2]

Si étroitement liés sur un même écran, le son, ou plutôt, la parole, et l’image, ont-ils pour autant le même statut ?

Voix sans double

La parole est symbolique en ce qu’elle est présence/absence de l’objet. Celle-ci, communiquée et entendue à distance grâce à la technique, nous voici, par là-même, aussi bien accoutumés à la présence/absence de l’interlocuteur. Lacan disait de l’interlocution au téléphone, que “le côté coeur, la conviction agissante d’individu à individu passe intégralement”[3]. La restitution de la parole par voie technique se passe du contexte environnemental où elle se produit. Au téléphone, nous n’avons aucune image. Elle reste, de structure, symbolique, qu’elle soit reçue en présence ou à distance. Et nous n’avons aucune peine à l’attribuer à la personne qui nous contacte. Aussi, la voix, sans présence corporelle, mais prise cependant dans le discours de la science, ne nous déconcerte plus. Pour autant nous avons du mal à la qualifier d’objet virtuel. Est plutôt virtuelle l’absence de la personne d’où elle émane, absence dont nous savons qu’elle peut se réaliser, à tout moment, en une présence, une fois franchie la distance qui nous en sépare. La voix qui porte ainsi la parole demeure un objet réel, elle en conserve la qualité, malgré sa décomposition en ondes physiques et leur recomposition, tel le médicament générique au principe actif identique à l’original. La voix n’a pas de double, lorsqu’une fois captée et émise, elle est transmise et entendue en temps réel par l’interlocuteur.

L’image virtuelle, dégradation de la présence.

La qualité de virtuel est par contre facilement rapportable à l’image. Pensons aussi qu’elle peut se rattacher à l’écriture phonétique. L’écriture est le tracé réel d’une virtualité, celle qui peut, à tout moment, à l’initiative du sujet lecteur, se réaliser phonétiquement en parole. Dans le même temps, elle en est une des mémoires symboliques. L’écriture transporte la phoné.[4]

L’image virtuelle, n’est pas, comme la voix, recomposition. Elle ne recompose pas la présence d’un corps. Elle est extraction technique, transposition des ondes de l’image produite par ce corps pour être ensuite transmise à distance et rendue télé-visualisable. L’image virtuelle est la doublure technologique de la présence du corps qu’elle représente. S’agissant de l’entretien analytique, elle est monstration, exhibition à l’écran, de cette présence, mais dégradée.

Soustraction du semblant

Cette dégradation touche plus particulièrement l’analyste. Car, de son corps en présence, à l’image, il y a déperdition. De l’un à l’autre il y a soustraction du semblant, de l’analyste comme semblant d’objet a. Le semblant n’a pas de longueurs d’ondes comme l’image ou le son ! Le semblant d’objet a, soit la position prise par l’analyste, échappe à la captation technique. Le semblant d’objet a attient à son corps comme présence, un corps évoluant dans son propre espace. “J’ai dit que l’objet a est un semblant d’être”.[5]

Pour cette cure dont la durée fut de deux ans et demi, une des coupures essentielles pour cette analysante, conjointement à la fin de séance, a été que les entretiens se déroulent, sans image, par téléphone. L’accent étant ainsi mis sur la parole symbolique et sa coupure, l’image du corps s’avérant impossible pour ce sujet. L’analysant a pu ainsi alors loger, dans ce manque du symbolique, son propre vide forclusif régulant, dans cette intersection, une libido débordante pour la localiser dans la voix, tout en étant en mesure de valider la fin de la séance proposée par l’analyste.

Lacan dans le Séminaire …Ou pire, formule que l’analyste occupe la position de semblant, lui permettant ainsi d’autoriser, sans dégâts, l’énonciation de l’analysant où gîte sa jouissance[6]. Ce semblant, précise-t-il, doit être manifeste, comme le masque de la scène grecque, pour pouvoir être le porte-voix de cette énonciation. Jacques Alain Miller, le reprend sur le versant du semblant d’objet a, place que doit tenir l’analyste.” ..l’analyste est en position de voir par-dessus l’épaule du patient, le fantasme qui l’oriente et qu’il a intérêt, pour tenir sa place d’objet a, à savoir quel objet c’est”’[7]. Si, comme l’a déclaré Antonio Di Ciaccia aux dernières journées de l’Ecole de la cause Freudienne[8], des séquences thérapeutiques peuvent être conduites par internet, il est par contre difficile de l’envisager pour une cure analytique.


[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971
[2] Le 30 novembre 2024 s’est tenu un après-midi organisée par l’APSI ( Associazione Psicologi Italiani in Francia) conjointement avec le RECIF ( Rete di Ricercatori Italiani in Francia) sous le titre “ La clinique à l’épreuve de l’innovation” : Le puissant essor du numérique ne pouvait laisser indifférents les psychologues, les chercheurs et les professionnels du monde social et éducatif. Les nouvelles technologies, les dispositifs d’Intelligence Artificielle, capables de « dialoguer » avec les humains, nous fascinent et nous intriguent, mais en même temps nous inquiètent et nous poussent à nous interroger sur les répercussions que cette révolution dans notre époque a et aura sur nos vies ; ils nous poussent aussi à nous interroger sur les possibles relations de dépendance, de soumission, de domination qui peuvent en découler.  Conscients que ce nouveau monde nous appartient et est destiné à grandir, nous nous demandons dans ce webinaire comment les nouvelles technologies peuvent s’intégrer à notre travail de psychologues, d’universitaires, mais aussi de parents, d’éducateurs ou de simples citoyens. Sera-t-il vraiment possible de remplacer bon nombre de ces fonctions relationnelles et sociales par des robots intelligents et parlants ? Loin de diaboliser la révolution numérique, nous souhaitons réfléchir aux transformations produites dans notre mode de vie quotidien et surtout comprendre quelle est la valeur et l’espace de la spécificité véritablement humaine pour nous dans ce nouveau monde.
[3] Lacan S., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.205
[4] Lacan S., L’identification, Séminaire IX, inédit, séance du 10 janvier 1962
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1978, p.91
[6] Lacan J., …Ou pire, op. cit., p.172
[7] Miller J-A, “De la fin de l’analyse dans la théorie de Lacan”, Quarto N°7, Décembre 1991, p.22
[8] Phrases marquantes, 54èmes journées d’études de l’Ecole de la Cause Freudienne, 16/17 novembre 2024

ÉDITO DÉCEMBRE 2024

ÉDITO DÉCEMBRE 2024

Cinzia Crosali,

Directrice

Chers membres et amis de L’Envers de Paris,

Les 54es journées de l’École de Cause freudienne se sont terminées depuis peu avec succès et leur richesse clinique et théorique est maintenue vivante afin de poursuivre la réflexion et l’étude de la psychanalyse au sein de notre association. Notre recherche, en collaboration avec l’ACF Île-de-France, se resserre, de façon toujours plus précise autour du thème : Fantasmes contemporains du corps, qui nous guidera le long de la prochaine année. Jacques-Alain Miller dans « Propos sur La logique du fantasme [1] » isole trois statuts de fantasmes : le fantasme comme rêverie, le fantasme comme moyen de jouissance – comme dans le scénario qui accompagne la masturbation – et le fantasme inconscient, c’est-à-dire : « le fantasme dit fondamental, [qui] donne son cadre à toute la vie mentale du sujet [2] ».

Nous nous interrogeons sur comment la modernité, les avancées de la science et les nouveaux styles de vie nourrissent et participent aux fantasmes contemporains du corps. Jamais comme dans notre époque envahie par le virtuel et par l’Intelligence Artificielle, la question du corps n’est si centrale et insistante dans le dire analysant. Nous en écoutons également l’écho, ce mois de décembre, dans le travail des vecteurs de l’Envers de Paris. À la suite de cette newsletter, vous trouverez le programme de nos activités qui ne manquera pas de vous surprendre et de vous inviter à des moments marquants. 

1. Miller J-A., « Propos sur La Logique du fantasme », La Cause du Désir, n° 114, juillet 2023, p. 69.
2. Ibid.

***

CARTELS

Si vous n’avez pas pu venir à la soirée des cartels et vous inscrire au tirage au sort, il n’est pas trop tard pour « faire cartel ». Vous pouvez encore faire une demande, par exemple : « je cherche un cartel » ou « nous souhaitons constituer un cartel, mais il nous manque une ou deux personnes »… N’hésitez plus à écrire votre demande par mail, je tâcherai de vous mettre en relation avec d’autres cartellisants, dès que possible.

Adresse mail :

enversdeparis-cartels@causefreudienne.org

Stéphanie Lavigne.

VECTEUR LECTURES FREUDIENNES

Nous continuons de traduire l’article que Freud écrit en 1919 : « Ein Kind wird geschlagen -Un enfant est battu ». Dans ce dernier paragraphe travaillé, Freud continue de s’interroger sur l’origine de « la conscience de culpabilité ». Il l’articule en partie à l’onanisme précoce, mais insiste : la conscience de culpabilité vient principalement du fantasme d’être battu, lui-même issu du complexe d’Œdipe. On pourrait s’avancer à dire que l’actualité : menaces de guerre réitérées, dénonciations de viol peut parfois illustrer ce fantasme d’être battu. 

Nous nous retrouverons chez Susanne Hommel le mercredi 11 décembre à 21h.contact lectures-freudiennes@enversdeparis.org

SEMINARIO LATINO

En nous appuyant sur l’invitation de Lacan à ce que l’analyste puisse « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque » et sur sa proposition « l’inconscient, c’est la politique », nous nous interrogerons sur les effets de l’Intelligence Artificielle sur les liens sociaux, intrinsèquement liés aux discours politique, économique, écologique, ainsi que sur ce qui émerge dans le discours analysant à ce sujet. Le rapport des êtres parlants au « techno » et au numérique annonce un point de non-retour en ce qui concerne la subjectivité de notre époque et notre clinique en témoigne.

Soirée en espagnol et par Zoom ! Places limitées.

Pour y participer :

https://us05web.zoom.us/j/87665620979?pwd=3mzRBj6iOOcGzmDSNZBhJM0d2EUerk.1

Coordination : Andra Zūniga Lopez

Responsables : Flavia Hofstetter et Nayahra Reis

Contact : seminario-latino-de-paris@enversdeparis.org

VECTEUR LECTURES CLINIQUES

Ce vecteur fonctionne par cycle de deux ans articulés autour d’un thème et propose une lecture de textes de référence (S. Freud, J. Lacan, J.-A. Miller, É. Laurent…) sur la pratique d’orientation lacanienne. Nous faisons le pari que cette lecture à plusieurs aide à découvrir et à redécouvrir de quoi est faite la boussole de la clinique lacanienne. Nous avons à cœur de faire des liens et des allers-retours entre les textes et la pratique des participants qui y exposent des cas cliniques.

La seconde année du cycle 2023-2025 sur « La clinique différentielle » s’est ouverte en octobre pour une année scolaire, jusqu’en juin 2025. Durant cette période, le vecteur se réunira cinq fois, chaque fois en présence d’un invité extime, le samedi de 15h à 18 heures. Nous avons reçu en octobre Adela Bande-Alcantud et nous recevrons en décembre Ricardo Schabelman. C’est parfois la première occasion de prendre la parole, de présenter un exposé et d’en débattre à plusieurs. Pour que chacun puisse présenter son travail, le nombre de participants est limité. La commission d’organisation du vecteur est composée de : Andréa Castillo, Noa Farchi, Caroline Happiette, Pauline Préau et Sophie Ronsin.

Responsables : Caroline Happiette, Sophie Ronsin

Contact : vlc.enversdeparis@gmail.com

VECTEUR PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

En décembre, notre vecteur continuera de démontrer comment Chantal Thomas, dans Journal de nage, conduit son lecteur à lire son écriture au-delà de son contenu sensé et imaginaire. Il dégagera dans le lieu même de sa mise en forme littéraire, son mode d’« accommodation des restes [1] ». Par ses remarques, ses questions, ses recherches annexes ou par sa propre production d’un texte écrit, chaque vecteurisant s’efforcera de mettre en lumière que son texte littéraire n’est pas qu’agencement de mots et d’images, mais touche au réel. Si C. Thomas qualifie d’« utopie [2] » de vouloir faire correspondre le signifiant et le mode de jouir de son corps, elle compte sur cette utopie pour animer son écriture même : « L’eau aujourd’hui […] m’offre bientôt […] la sensation d’une étrange familiarité. Etrange puisqu’elle est hors toute appropriation ou connaissance [3] ».

La réunion du vecteur aura lieu par Zoom le mardi 17 décembre à 20h. Pour y participer, il suffit de contacter Marie-Christine Baillehache  sur : 

litterature@enversdeparis.org

1. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.
2. Thomas C., Journal de Nage, Paris, Gallimard, 2022, p. 31.
3. Ibid.

VECTEUR LE CORPS PAS SANS LA PSYCHANALYSE

Lors de sa dernière réunion, le vecteur « Le corps pas sans la psychanalyse » a reçu le créateur de haute couture Julien Fournié et le directeur de sa compagnie, Jean-Paul Cauvin, pour parler des fantasmes du corps contemporains. Ils pointent que l’invention du prêt-à-porter a conduit à faire entrer les corps dans des normes. Ils remarquent que des clients qui peuvent financièrement se permettre de se faire faire un vêtement ajusté à leur singularité cherchent à se conformer à une image normée. Julien Fournié dit : « Moi, je hais la mode », au sens où il veut œuvrer pour que, en recourant à l’intelligence artificielle, une haute couture pour tous conduise à la multiplication de vêtements uniques. Ces éléments et le reste de la discussion nourriront la prochaine réunion du vecteur, le 4 décembre à 21h, au 76 rue des Saints-Pères.

Membres du vecteur : Geneviève Mordant, Pierre-Yves Turpin, Guido Reyna, Martine Bottin, Isabelle Lebihan, Marie Faucher-Desjardins, Elisabetta Milan Fournier, Ana Dussert, Baptiste Jacomino (coordinateur).

Contact : corpsy@enversdeparis.org

VECTEUR PSYNEMA

Le vecteur Psynéma de l’Envers de Paris vous invite en ce mois de décembre à deux rencontres cinéma-psychanalyse :

  • Le 5 décembre, au 7 Parnassiens à 20 h, autour du film La Chasse de Thomas Vintenberg.  
  • Le 7 décembre à 14h au Patronage laïque Jules Vallès, 72 Av. Félix Faure, 75015 Paris, autour du film de Andrew Lau et Alan Mak : Infernal Affairs (2002).
  • Entrée libre.

Lien pour l’inscription :

https://www.patronagelaique.eu/event-details/infernal-affairs-2002/form

Ou réservation au : 01 40 60 86 00

Argument Infernal Affairs

Ce film saisissant nous met au cœur de ce qui se tisse aujourd’hui autour du terme d’enfer. Lacan – contre Jean Paul Sartre – démontre en quoi l’enfer ne ressort pas des autres, mais du Je. Aussi bien nous montre-t-il le lien du pari pascalien avec la religion et l’instance de ce que Freud a doctriné comme l’instance du surmoi : jouer à quitte ou double avec un Autre qui n’existe pas. Tel est le paradoxe dont le film donne un éclairage subtil et percutant.

Karim Bordeau.

VECTEUR CLINIQUE ET ADDICTIONS

La prochaine Conversation Clinique & Addictions aura lieu le mercredi 4 décembre 2024. Nous discuterons le travail de Mathilde Braun : « Quelles indications, quelles coordonnées nous donnent les circonstances des premières consommations de drogue pour un sujet, celle qu’il choisira pour rendre sa vie supportable ? »

Nous verrons, avec le cas clinique qui sera présenté, qu’elles peuvent servir de boussole à l’analyste et permettre au sujet de construire un bout de savoir sur ce qui se répète à son insu. 

Renseignements et inscriptions sur : addicta.org/conversations 

VECTEUR THÉATRE

Le vecteur Théâtre et psychanalyse organise une rencontre autour de La Mouette de Tchekhov, mise en scène par Stéphane Braunschweig, le dimanche 15 décembre à 15h au théâtre de l’Odéon. La pièce sera suivie par un débat entre Stéphane Braunschweig et Bénédicte Jullien, animé par Hélène de La Bouillerie.

Vous pouvez réserver votre place en envoyant un mail à l’adresse : 

theatreetpsychanalyse@gmail.com (prix des places 34€).

Vous pouvez lire les textes d’Olivia Bellanco et de Grigory Arkhipov sur le site de l’Envers de Paris, rubrique « Théâtre ».

https://enversdeparis.org/le-vecteur-theatre/

Le dernier numéro de notre bulletin, Horizon 69, est disponible à la librairie de l’ECF. Pour l’achat on-line : https://www.ecf-echoppe.com/produit/dans-la-jungle-du-numerique/

En vous attendant nombreux aux rendez-vous et aux événements organisés par L’Envers de Paris, je vous souhaite avec le Bureau, de joyeuses et pétillantes fêtes de fin d’année. 

Cinzia Crosali
Directrice de L’Envers de Paris

L(a) Mouette : comédie shakespearienne de Tchekhov

L(a) Mouette : comédie shakespearienne de Tchekhov

La première production de La Mouette fut un tel échec que Tchekhov était sur le point de suivre le destin de son personnage Tréplev : le suicide. C’est l’interprétation de Constantin Stanislavski qui apporta le succès à la pièce ; cette lecture détermina la vision ultérieure de la dramaturgie de Tchekhov en tant qu’art sentimental et psychologique. L’auteur s’est cependant montré sceptique à l’égard de la compréhension mélodramatique de ses pièces, insistant sur le fait qu’il s’agissait de comédies.

En effet, La Mouette est une version vaudevillesque de Hamlet. Le rapetissement comique remplace les nobles héros danois par une bohème : des comédiens et des graphomanes rêveurs qui s’aiment d’un amour non partagé. Le spectre du père de Hamlet disparait dans les nuages de soufre pulvérisés au début du premier acte de La Mouette ; sa place est prise par un vague idéal auquel rêvent les personnages. L’infatuée Gertrude-Arkadina n’a besoin ni du père ni de son substitut, Claudius-Trigorine (celui-ci, d’ailleurs, ne représente pas une figure paternelle car il est contaminé par le « to be or not to be » hamlétique).

Avec Tchekhov la perspective change : ce n’est plus Hamlet le personnage principal mais Ophélie. La Mouette-Ophélie est une image flottante : c’est Nina, abandonnée par Trigorine, mais aussi Macha, qui éprouve un amour non partagé envers Tréplev, et le maladroit Medvedenko, méprisé par sa femme. La pièce se termine par le suicide de Tréplev, ce personnage qui combine les traits de Hamlet et d’Ophélie.

Le coup de feu qui coupe court à la comédie peut donner lieu à une multitude d’interprétations ; le romancier russe Boris Akounine a même rédigé une suite policière à la pièce où Tréplev est victime d’un meurtre. Mais il semble plus productif d’interpréter le dernier acte de Tréplev comme une coupure.

« Des mots, des mots, des mots » doivent cesser pour que l’objet émerge. La comédie de Tchekhov commence d’ailleurs par le surgissement de l’objet. Avec la pièce postapocalyptique de Tréplev qui ouvre La Mouette, Tchekhov met les symbolistes en dérision. Théâtre dans le théâtre : et si cette parodie était en fait une anamorphose ? En regardant la pièce de Tréplev non comme un texte mais comme un tableau, alors le lac, la lune, les feux follets et les deux points rouges se mettent à nous regarder.

Avec cette pièce dans la pièce – paraphrase de la pantomime « La Souricière » de Hamlet, – ce n’est plus Claudius qui s’y laisse prendre, mais nous, les spectateurs.

L’objet regard réapparaît à la fin de La Mouette, cette fois-ci pianissimo, sous les traits du goulot d’une bouteille brisée qui brille sur la digue, telle la boîte de sardines de Petit-Jean dans le souvenir d’enfance de Lacan [1].

Comme Bergson l’a fait remarquer, les tragédies sont appelées en l’honneur de leurs protagonistes : Œdipe, Hamlet, Antigone… Les comédies, en revanche, portent des noms communs, fustigeant les vices : l’Avare, le Joueur, etc [2]. La Mouette n’est pas un nom propre mais ce n’est pas non plus un nom commun. C’est le nom de l’objet (a). Tchekhov décrit sa rencontre traumatisante avec le bout du réel dans une lettre à Alexeï Souvorine du 8 avril 1892 : « Le peintre Levitan me rend visite. On a chassé ensemble. Il a tiré une bécasse ; celle-ci, touchée à l’aile, est tombée dans une flaque d’eau. Je l’ai ramassée : long nez, grands yeux noirs et beaux habits. Il regarde avec étonnement. Levitan ferme les yeux et demande avec un tremblement dans la voix : “Mon cher, flanque-lui un coup de crosse sur le crâne.” Je dis que je ne peux pas. Et la bécasse continue de regarder avec étonnement. J’ai dû obéir et la tuer. Une belle créature amoureuse de moins, et les deux crétins rentrèrent à la maison. [3] »

Pourquoi la bécasse est-elle remplacée par la mouette ? Peut-être parce qu’en russe le mot « tchaïka » (mouette) est une allitération de Tchekhov ? L’hypothèse n’est pas si saugrenue puisque l’écrivain a utilisé plusieurs dizaines de pseudonymes, y compris ornithologiques, dans son œuvre.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 89.
[2] Bergson H., Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, Quadrige, 2016, p. 12.
[3] Tchekhov A., « Lettre à A. Souvorine du 8 avril 1892 », consultable sur internet (http://chehov-lit.ru/chehov/letters/1892-1894/letter-1159.htm)

ÉDITO NOVEMBRE 2024

ÉDITO NOVEMBRE 2024

Chers membres et amis de L’Envers de Paris,

Après la pause de la Toussaint nous reprenons l’élan des activités de notre association. Quelques jours avant ce moment de vacances, le 17 octobre dernier, nous nous sommes retrouvés au local de l’École de la Cause freudienne pour la très belle soirée de rentrée des Cartels, organisée par l’Envers de Paris et l’ACF-Ile de France, grâce au travail de Stéphanie Lavigne, et de Laurence Maman, déléguées des cartels, respectivement pour l’EdP et pour l’ACF-Ile-de-France. Trois exposés remarquables ont été l’occasion de discuter autour de la pratique des cartels et du désir de savoir qui l’anime, articulé à la pratique analytique.

Stéphanie Lavigne, psychanalyste, membre de l’ECF a introduit avec maestria la soirée grâce à une synthèse de l’histoire des Cartels dans notre École, de sa première esquisse, faite par Lacan en 1964, jusqu’à aujourd’hui et à travers plusieurs étapes, toujours animées d’un désir qui s’appuie sur « le transfert de travail [1] ». Chaque intervenant a parlé à partir de sa position de cartelisant et des moments marquants de cette pratique. Ainsi Jérémie Wiest a repris, entre autres, la distinction millérienne entre le banquet de Socrate, qui réunit les disciples autour d’un maître et le bouquet d’un groupe de travail, tel un cartel, où le plus-un n’occupe justement pas cette position de maître. De la riche intervention de Leila Bouchentouf-Lavoine, psychanalyste, membre de l’ECF, nous retenons que chaque cartelisant « de découvertes en trouvailles » construit, « un bout de savoir à plusieurs », dans ce dispositif orienté par le gai savoir. Enfin Guillermina Laferrara a interrogé la question de l’idéal, par rapport au racisme et à la ségrégation. Une soirée passionnante, enrichie par les commentaires de Katty Langelez-Stevens, psychanalyste, membre de l’ECF, qui a accepté d’être l’extime de cette rentrée des cartels. La soirée s’est conclue avec le tirage au sort introduit par Nayahra Reis en vue de la formation de nouveaux cartels. Nous remercions les organisatrices et les intervenants pour cette nouvelle impulsion soufflée à la vie des cartels, ces petits groupes de « travailleurs décidés [2] » qui vivifient le lien social et le transfert de travail, dans notre communauté psychanalytique.

***

Le mois de novembre est très important pour notre École, car nous nous retrouverons au Palais des Congrès de Paris, finalement en présence après plusieurs années, pour participer aux 54es Journées d’étude de l’École de la Cause freudienne. Le thème de ces Journées, Phrases marquantes, a su capter, ces derniers mois, l’intérêt de beaucoup de personnes, car il s’agit d’un thème qui nous concerne tous. Il touche un point intime de l’histoire de chacun, là où une phrase, une expression, prononcée, adressée, lue, entendue ou attendue, a touché et marqué le sujet d’une manière particulière et indélébile. Pour cette raison ces 54es Journées de l’ECF ne sont pas réservées qu’aux professionnels, mais à tous ceux qui ont fait l’expérience de comment une phrase peut frapper, caresser, blesser, faire rêver, toucher des cordes sensibles et laisser des traces de jouissance dans le corps. En vous attendant nombreux à cet événement majeur de notre École, nous vous renvoyons à l’argument de Lilia Mahjoub, Directrice des J54 et à la vidéo de présentation :

https://journees.causefreudienne.org/argument-Lilia-Mahjoub-J54

[1] Lacan J., « Acte de fondation » (1964), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 236.
[2] Ibid., p. 233.

Une autre belle nouvelle : le bulletin de notre association, Horizon n69, Dans la jungle du numérique, est sorti fin octobre 2024 et il est disponible à la librairie de l’ECF ou sur https://www.ecf-echoppe.com. Avec sa couverture lumineuse et colorée, ce numéro est vraiment attrayant et invite à sa découverte. Nous avons interrogé, dans ce numéro d’Horizon, les transformations sociales du monde contemporain traversé par la révolution numérique et les innovations de l’Intelligence Artificielle. Lacan avait déjà eu l’idée de cette révolution en 1955 avec son élaboration sur la cybernétique. Horizon n69 donne la parole à des artistes, intellectuels, scientifiques, et psychanalystes autour de nouvelles connexions entre le corps et les algorithmes, et de nouvelles formes du lien social. Un numéro à ne pas perdre et pour lequel nous remercions Agnès Vigué-Camus, rédactrice en chef du bulletin, qui, avec sa formidable équipe a su conduire ce projet jusqu’au bout.

Pour l’achat on-line d’Horizon 69 : https://www.ecf-echoppe.com/produit/dans-la-jungle-du-numerique/

***

Vous lirez dans la suite de cette newsletter, le programme des activités de l’Envers de Paris et les actualités des Cartels à l’EdP :

CARTELS

La soirée de rentrée des cartels du jeudi 17 octobre 2024 a réuni une cinquantaine de participants au local de l’ECF. Ce fut une soirée de travail joyeuse ; un certain nombre d’entre nous ont participé à la bourse aux cartels et sept nouveaux cartels complets se sont déjà formés. Il reste une place pour un cartel sur Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, de Lacan. Vous pouvez de nouveau m’écrire si vous souhaitez rejoindre un nouveau cartel ou déposer une petite annonce « cherche cartel », sur le site de l’Envers de Paris à cette

adresse : https://enversdeparis.org/cartels/

Je vous annonce également la sortie du dernier numéro de Cartello qui est consacré à la lecture de Sigmund Freud en cartel.

Stéphanie Lavigne.

VECTEUR LECTURES FREUDIENNES

Nous continuons de travailler 1’article que Freud écrit en 1919 : « Un enfant est battu –Ein Kind wird geschlagen ». Il s’agit de l’origine du masochisme et du rôle de la culpabilité dans ce fantasme, citons-le dans notre dernière traduction : 

« À la genèse du masochisme la discussion de nos fantasmes d’être battu ne fournit que de pauvres contributions. Il semble d’abord se confirmer, que le masochisme n’est pas une manifestation primaire de la pulsion, mais qu’il s’établit un retournement du sadisme contre la personne propre, donc par régression de l’objet sur le Ich […]. Le renversement du sadisme en masochisme semble avoir lieu grâce à l’influence de la conscience de culpabilité participant à l’acte de refoulement ».

Nous nous retrouverons chez Susanne Hommel, le mercredi 5 novembre à 21h. Contact : lectures-freudiennes@enversdeparis.org

SEMINARIO LATINO

En ce mois de novembre, le SLP poursuit l’investigation de son thème d’étude, « Signifiants dans l’air du temps », et prépare sa prochaine soirée qui aura lieu cette fois-ci le 4 décembre, en espagnol et par Zoom autour de l’« Intelligence artificielle et la Psychanalyse ». Plus de renseignements à venir.

Responsables : Flavia Hofstetter et Nayahra Reis

Contact : seminario-latino-de-paris@enversdeparis.org

Vous pouvez consulter l’argument du cycle d’étude 2024-2025 du Seminario Latino de Paris sur : enversdeparis.org/seminario-latino-de-paris

VECTEUR LECTURES CLINIQUES

Ce vecteur fonctionne par cycle de deux ans articulés autour d’un thème et propose une lecture de textes de référence (S. Freud, J. Lacan, J.-A. Miller, É. Laurent…) sur la pratique d’orientation lacanienne. Nous faisons le pari que cette lecture à plusieurs, aide à découvrir et à redécouvrir de quoi est faite la boussole de la clinique lacanienne. Nous avons à cœur de faire des liens et des allers-retours entre les textes et la pratique des participants qui y exposent des cas cliniques.

La seconde année du cycle 2023-2025 sur « La clinique différentielle » s’est ouverte en octobre pour une année scolaire, jusqu’en juin 2025. Durant cette période, le vecteur se réunira cinq fois, chaque fois en présence d’un invité extime, le samedi de 15h à 18. Il a reçu en octobre Adela Bande-Alcantud et recevra en décembre Ricardo Schabelman. C’est parfois la première occasion de prendre la parole, de présenter un exposé et d’en débattre à plusieurs. Pour que chacun puisse présenter son travail, le nombre de participants est limité. La commission d’organisation du vecteur est composée de : Andréa Castillo, Noa Farchi, Caroline Happiette Pauline Préau et Sophie Ronsin.

Responsables du Vecteur Lectures cliniques : Caroline Happiette et Sophie Ronsin.

Contact : VLC.Enversdeparis@gmail.com

VECTEUR PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

Le réel de la psychanalyse est de l’ordre de l’impossible à dire. Lacan lui donne un nom précis : l’objet a. De cet objet impossible à dire, de ce nom qui tamponne le trou dans le symbolique, Chantal Thomas en fait, à son insu, l’enjeu de son Journal de Nage. « Nager participe d’un mystère[1]» y écrit-elle. Amarrant son écriture littéraire à son choix subjectif de ce signifiant Nage, elle capitonne sans le savoir un réel et cherche à le faire résonner « comme des flocons d’écume » dans ses mots et dans ses phrases et à le faire décider « du souffle de l’écriture, de son essentielle légèreté, de sa vocation à l’insensé [2]».

C’est cette résonnance d’un réel dans l’écriture littéraire de C. Thomas que notre vecteur continuera d’interroger lors de sa réunion-Zoom du 22 novembre.

Si vous désirez vous laissez enseigner par la littérature, notre vecteur vous est grand ouvert. Contact : litterature@enversdeparis.org

 

[1] Chantal Thomas, Journal de Nage, Paris, Ed. Seuil, p. 100.
[2] Chantal Thomas, Ibid., p. 111.

VECTEUR LE CORPS PAS SANS LA PSYCHANALYSE

Lors de la réunion du 1er octobre, Ana Dussert poursuivant le travail du vecteur sur les fantasmes contemporains du corps, a proposé un détour par les trois identifications chez Freud, qu’on retrouve dans Massenpsychologie et les lectures qu’en a faites Lacan. Quand l’identification est entendue comme incorporation, elle produit un reste pulsionnel qui fournit au fantasme son objet.  

La prochaine rencontre aura lieu le 5 novembre à 20h, au 76 rue des Saints Pères, en présence d’un invité, Julien Fournié, créateur de haute couture, dans la perspective d’organiser avec lui un échange sur les fantasmes contemporains du corps vus depuis son champ.

Membres du vecteur : Geneviève Mordant, Pierre-Yves Turpin, Guido Reyna, Martine Bottin, Isabelle Lebihan, Marie Faucher-Desjardins, Elisabetta Milan-Fournier, Ana Dussert, Baptiste Jacomino (coordinateur).

Contact : corpsy@enversdeparis.org

VECTEUR PSYNEMA

Nous préparons la prochaine rencontre du 7 décembre qui aura lieu à 14h au Patronage Jules Vallès autour du film Infernal Affairs d’Alan Mak et Andrew Lau, et celle du 5 décembre qui aura lieu au 7 Parnassiens à 20h autour du film La Chasse de Thomas Vintenberg.  

Venez nombreux vous n’en reviendrez pas !

VECTEUR THÉATRE

Le vecteur Théâtre et psychanalyse organise une rencontre autour de La Mouette de Tchekhov, mise en scène par Stéphane Braunschweig, le dimanche 15 décembre à 15h au théâtre de l’Odéon. La pièce sera suivie par un débat entre Stéphane Braunschweig et Bénédicte Julien, animé par Hélène de La Bouillerie.

Vous pouvez réserver votre place en envoyant un mail à l’adresse theatreetpsychanalyse@gmail.com. (prix des place 34€)

VECTEUR CLINIQUE ET ADDICTIONS

L’Autre toxique ou l’artiste de son existence

Fantasme scientiste des modernes : la parole est l’effet du neurone. Dès lors, on peut faire l’hypothèse de l’existence des « psychoses toxiques ». La clinique infirme cette préséance : le mental est premier, qui conditionne l’effet, second, du pharmakon, toujours utilisé comme traitement de ce premier. Sans cela, impossible de restituer au sujet l’empowerment nécessaire à un éventuel changement [1] et aucun transfert ne saurait surgir de la certitude de la drogue comme « Autre toxique ». Un exemple clinique nous permettra de remettre la causalité psychique au centre du village. Conséquences politiques : les drogues et les gadgets qui se substituent à la jouissance du corps propre exproprient l’homme de lui-même empêchant toujours plus sa séparation de la jouissance. Addictions, identitarismes, passage à l’acte, zombies… Et pendant ce temps, profitant du dénouage du réel et du symbolique, les normes prolifèrent nourrissant le parasite administratif, autre version de la pulsion de mort. Et l’imaginaire de fleurir libre de toute attache… Seul le sinthome peut permettre de renouer, au un par un, ces registres afin de tempérer les conséquences du dénouage opéré par la science et le capitalisme : tous artistes de l’existence !

Renseignements et inscriptions sur : addicta.org/conversations

 

[1] Miller J.-A., « Au commencement est le transfert », Ornicar ?, n° 58, Navarin Éditeur, 2024.

Nous vous attendons nombreux aux rendez-vous et aux événements organisés par L’Envers de Paris. Et surtout ne manquez pas l’événement majeur de notre communauté psychanalytique : les 54es Journées de l’ECF qui seront cette année riches de surprises surement très… marquantes !

Cinzia Crosali
Directrice de L’Envers de Paris

Du fantasme au corps trans-biologique

Du fantasme au corps trans-biologique

par René FIORI

Quarante six entretiens, en trois langues : français, italien, allemand, portant sur autant d’hommes que de femmes transgenres, tous suisses, réalisés par Lynn Bertholet. Elle-même se présente ainsi : « En octobre 2015, Lynn devient la première femme trans* genevoise reconnue comme telle sans opération préalable. Le 22 mai 2017, la Cour de Justice de Genève (Chambre des assurances sociales) lui donne raison contre sa caisse-maladie et contraint cette dernière à prendre en charge sa chirurgie faciale. » [1] Recueillis dans un livre passionnant à l’esthétique soignée, ponctué de superbes photos, ces personnes transgenres répondent posément à toutes les questions qui leur sont posées à propos de la voie de la transidentité qu’ils ont choisie.

« Quand avez-vous consciemment ressenti le désir de vivre comme une fille ? » ; « Peut-on un jour avoir une relation avec un homme ? » ; « Une de vos plus belles expériences dans votre nouveau corps ? » ; « Comment votre famille a t-elle accepté votre identité trans ? » ; « Quel a été l’élément déclencheur qui vous a décidé à faire cette transition ? » ; « Qu’est ce qui vous dit que la décision était la bonne  ? » ; « Comment gérer un processus de transition dans une relation existante ? » ; « Quand avez-vous réalisé que quelque chose n’allait pas dans votre corps ? » ; « Vous souvenez-vous d’être né dans le mauvais corps lorsque vous étiez enfant ? » ; « Comment avez-vous vécu votre puberté, par exemple lorsque l’amour est devenu un problème ? »

Gil Caroz quant à lui introduit ainsi le recueil La solution trans : « L’heure est à la transition, il s’agit de “se réaliser soi-même”, par l’expérimentation illimitée des combinaisons que le signifiant et la science rendent possibles » [2]. Ce sont six personnes ayant rencontré un psychanalyste, avec leurs interrogations et leur certitude sur la transidentité. Katty Langelez-Stevens conclue : « Je suis étonnée, parmi les cas de psychoses qui nous sont présentés, du nombre de réussites de cette transformation de genre, qui fait solution pour le sujet, produit un traitement pour la jouissance en trop et permet de nouer un nouveau nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire. » [3]

 

Certitude

Du livre de Lynn Bertholet, où la certitude traverse tous les entretiens, un trait d’époque est saisissable : la mise en question du corps biologique entendu comme corps naturel. On parle de manière détachée du corps biologique – quand chacun prête une grande attention à son corps identitaire et à son corps esthétique – et pour certains, le recours aux actes chirurgicaux permet le détachement dudit « mauvais corps ».

Dans le même temps, la technologie et ses applications nous confisquent tout autant le rapport à notre corps, en prenant en charge des actions motrices de plus en plus nombreuses. Autre variante, la vogue des poupées et des robots sexuels au Japon [4], où le corps débiologisé, bouleverse « ce qui est constitutif de l’expérience humaine » soit « l’attachement à un corps » [5], via l’imaginaire.

 

Détachement

Le terme de « détachement » est relevé par J.-A Miller commentant Lacan, à partir de l’œuvre de James Joyce [6] d’où est inféré le fait d’ « avoir rapport à son propre corps comme étranger » [7], quand « le rapport imaginaire n’a pas lieu » [8]. « Chez Joyce, il n’y a que quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure […] à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure » [9].

Ce détachement du transgenre, quant au corps biologique, est mise en œuvre imaginaire : auto-identification, avec ou sans transvestisme, symbolique avec changement d’identité, réel via une chirurgie esthétique ou une transition partielle ou intégrale, où le transexuel, ici coefficienté par la science, manifeste « son désir très énergique de passer par tous les moyens à l’autre sexe » [10].

 

Trans-humant

Dans « Radiophonie », Lacan formule : « Si paradoxale qu’en soit l’assertion, la science prend ses élans du discours de l’hystérique. Il faudrait pénétrer de ce biais les corrélats d’une subversion sexuelle à l’échelle sociale, avec les moments incipients dans l’histoire de la science » [11]. Le moment technologique, sous le nom de cybernétique [12] est lui contemporain de celui du transsexualisme [13], et les deux se corrèlent aujourd’hui dans le dévoilement du trans-fini de la science. Le répartitoire Réel, Symbolique, ou Imaginaire du détachement, tel que proposé ici, laisse cependant intacte pour chacun la question de la « jouissance transexualiste » [14]. Celle-ci ne pouvant se décliner qu’au un par un des sujets, et selon sa « pratique transexualiste » [15].

L’homme s’affranchit ainsi du monde clos de son corps, pour paraphraser Koyré, pour se projeter dans un trans-fini [16], dans un au-delà de la finition, de la finitude naturelle de ce corps. C’est ce que pointe Lacan avec le terme de trans-humant [17] dont, dit-il, l’humanité n’est que « prétendue », et ne tient qu’à une « humanité de transit ».

[1] Bertholet L., TRANS*, Lausanne, éd. Till Schaap, 2019.

[2] Caroz G., « Avant propos », La solution trans, sous la direction de J.-A Miller, Paris, Navarin, novembre 2022.

[3] Langelez-Stevens K., Ibid., p.182.

[4] Giard A., Un désir d’humain – Les love doll au Japon, Paris, Les belles lettres, 2016.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées » (2004-2005), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 1er décembre 2004, inédit. https://docs.google.com/document/d/1kvrcO2L-wS74nlwghnUt_JCts4ckrAS9X7_rx7eRtjs/edit.

[6] Joyce J., Portrait de l’artiste en jeune homme, édition Jacques Aubert, Paris, Gallimard, 1992, p. 138-140 & 228.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 150.

[8] Ibid., p. 151.

[9] Ibid., p. 149.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 31.

[11] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 436.

[12] Wiener N., God & Golem inc. : sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, Paris, L’éclat, 2001.

[13] Stoller R-J., The  transexual experiment, vol. II, New york, 1975, p. 255.

[14] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 571.

[15] Ibid., p. 568.

[16] Charraud N., « Cantor et Lacan », La Cause freudienne, n° 40, janvier 1999, p. 139. « La science […] un désir de savoir qui cherche à dépasser chaque limite, ce qui en fait un désir transfini ».

[17] Lacan J., Le Séminaire, « R.S.I », leçon du 8 avril 1975. « Trans-humant » : « sa prétendue humanité ne tenant qu’à une naturalité de transit ».