L(a) Mouette : comédie shakespearienne de Tchekhov

L(a) Mouette : comédie shakespearienne de Tchekhov

La première production de La Mouette fut un tel échec que Tchekhov était sur le point de suivre le destin de son personnage Tréplev : le suicide. C’est l’interprétation de Constantin Stanislavski qui apporta le succès à la pièce ; cette lecture détermina la vision ultérieure de la dramaturgie de Tchekhov en tant qu’art sentimental et psychologique. L’auteur s’est cependant montré sceptique à l’égard de la compréhension mélodramatique de ses pièces, insistant sur le fait qu’il s’agissait de comédies.

En effet, La Mouette est une version vaudevillesque de Hamlet. Le rapetissement comique remplace les nobles héros danois par une bohème : des comédiens et des graphomanes rêveurs qui s’aiment d’un amour non partagé. Le spectre du père de Hamlet disparait dans les nuages de soufre pulvérisés au début du premier acte de La Mouette ; sa place est prise par un vague idéal auquel rêvent les personnages. L’infatuée Gertrude-Arkadina n’a besoin ni du père ni de son substitut, Claudius-Trigorine (celui-ci, d’ailleurs, ne représente pas une figure paternelle car il est contaminé par le « to be or not to be » hamlétique).

Avec Tchekhov la perspective change : ce n’est plus Hamlet le personnage principal mais Ophélie. La Mouette-Ophélie est une image flottante : c’est Nina, abandonnée par Trigorine, mais aussi Macha, qui éprouve un amour non partagé envers Tréplev, et le maladroit Medvedenko, méprisé par sa femme. La pièce se termine par le suicide de Tréplev, ce personnage qui combine les traits de Hamlet et d’Ophélie.

Le coup de feu qui coupe court à la comédie peut donner lieu à une multitude d’interprétations ; le romancier russe Boris Akounine a même rédigé une suite policière à la pièce où Tréplev est victime d’un meurtre. Mais il semble plus productif d’interpréter le dernier acte de Tréplev comme une coupure.

« Des mots, des mots, des mots » doivent cesser pour que l’objet émerge. La comédie de Tchekhov commence d’ailleurs par le surgissement de l’objet. Avec la pièce postapocalyptique de Tréplev qui ouvre La Mouette, Tchekhov met les symbolistes en dérision. Théâtre dans le théâtre : et si cette parodie était en fait une anamorphose ? En regardant la pièce de Tréplev non comme un texte mais comme un tableau, alors le lac, la lune, les feux follets et les deux points rouges se mettent à nous regarder.

Avec cette pièce dans la pièce – paraphrase de la pantomime « La Souricière » de Hamlet, – ce n’est plus Claudius qui s’y laisse prendre, mais nous, les spectateurs.

L’objet regard réapparaît à la fin de La Mouette, cette fois-ci pianissimo, sous les traits du goulot d’une bouteille brisée qui brille sur la digue, telle la boîte de sardines de Petit-Jean dans le souvenir d’enfance de Lacan [1].

Comme Bergson l’a fait remarquer, les tragédies sont appelées en l’honneur de leurs protagonistes : Œdipe, Hamlet, Antigone… Les comédies, en revanche, portent des noms communs, fustigeant les vices : l’Avare, le Joueur, etc [2]. La Mouette n’est pas un nom propre mais ce n’est pas non plus un nom commun. C’est le nom de l’objet (a). Tchekhov décrit sa rencontre traumatisante avec le bout du réel dans une lettre à Alexeï Souvorine du 8 avril 1892 : « Le peintre Levitan me rend visite. On a chassé ensemble. Il a tiré une bécasse ; celle-ci, touchée à l’aile, est tombée dans une flaque d’eau. Je l’ai ramassée : long nez, grands yeux noirs et beaux habits. Il regarde avec étonnement. Levitan ferme les yeux et demande avec un tremblement dans la voix : “Mon cher, flanque-lui un coup de crosse sur le crâne.” Je dis que je ne peux pas. Et la bécasse continue de regarder avec étonnement. J’ai dû obéir et la tuer. Une belle créature amoureuse de moins, et les deux crétins rentrèrent à la maison. [3] »

Pourquoi la bécasse est-elle remplacée par la mouette ? Peut-être parce qu’en russe le mot « tchaïka » (mouette) est une allitération de Tchekhov ? L’hypothèse n’est pas si saugrenue puisque l’écrivain a utilisé plusieurs dizaines de pseudonymes, y compris ornithologiques, dans son œuvre.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 89.
[2] Bergson H., Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, Quadrige, 2016, p. 12.
[3] Tchekhov A., « Lettre à A. Souvorine du 8 avril 1892 », consultable sur internet (http://chehov-lit.ru/chehov/letters/1892-1894/letter-1159.htm)

ÉDITO NOVEMBRE 2024

ÉDITO NOVEMBRE 2024

Chers membres et amis de L’Envers de Paris,

Après la pause de la Toussaint nous reprenons l’élan des activités de notre association. Quelques jours avant ce moment de vacances, le 17 octobre dernier, nous nous sommes retrouvés au local de l’École de la Cause freudienne pour la très belle soirée de rentrée des Cartels, organisée par l’Envers de Paris et l’ACF-Ile de France, grâce au travail de Stéphanie Lavigne, et de Laurence Maman, déléguées des cartels, respectivement pour l’EdP et pour l’ACF-Ile-de-France. Trois exposés remarquables ont été l’occasion de discuter autour de la pratique des cartels et du désir de savoir qui l’anime, articulé à la pratique analytique.

Stéphanie Lavigne, psychanalyste, membre de l’ECF a introduit avec maestria la soirée grâce à une synthèse de l’histoire des Cartels dans notre École, de sa première esquisse, faite par Lacan en 1964, jusqu’à aujourd’hui et à travers plusieurs étapes, toujours animées d’un désir qui s’appuie sur « le transfert de travail [1] ». Chaque intervenant a parlé à partir de sa position de cartelisant et des moments marquants de cette pratique. Ainsi Jérémie Wiest a repris, entre autres, la distinction millérienne entre le banquet de Socrate, qui réunit les disciples autour d’un maître et le bouquet d’un groupe de travail, tel un cartel, où le plus-un n’occupe justement pas cette position de maître. De la riche intervention de Leila Bouchentouf-Lavoine, psychanalyste, membre de l’ECF, nous retenons que chaque cartelisant « de découvertes en trouvailles » construit, « un bout de savoir à plusieurs », dans ce dispositif orienté par le gai savoir. Enfin Guillermina Laferrara a interrogé la question de l’idéal, par rapport au racisme et à la ségrégation. Une soirée passionnante, enrichie par les commentaires de Katty Langelez-Stevens, psychanalyste, membre de l’ECF, qui a accepté d’être l’extime de cette rentrée des cartels. La soirée s’est conclue avec le tirage au sort introduit par Nayahra Reis en vue de la formation de nouveaux cartels. Nous remercions les organisatrices et les intervenants pour cette nouvelle impulsion soufflée à la vie des cartels, ces petits groupes de « travailleurs décidés [2] » qui vivifient le lien social et le transfert de travail, dans notre communauté psychanalytique.

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Le mois de novembre est très important pour notre École, car nous nous retrouverons au Palais des Congrès de Paris, finalement en présence après plusieurs années, pour participer aux 54es Journées d’étude de l’École de la Cause freudienne. Le thème de ces Journées, Phrases marquantes, a su capter, ces derniers mois, l’intérêt de beaucoup de personnes, car il s’agit d’un thème qui nous concerne tous. Il touche un point intime de l’histoire de chacun, là où une phrase, une expression, prononcée, adressée, lue, entendue ou attendue, a touché et marqué le sujet d’une manière particulière et indélébile. Pour cette raison ces 54es Journées de l’ECF ne sont pas réservées qu’aux professionnels, mais à tous ceux qui ont fait l’expérience de comment une phrase peut frapper, caresser, blesser, faire rêver, toucher des cordes sensibles et laisser des traces de jouissance dans le corps. En vous attendant nombreux à cet événement majeur de notre École, nous vous renvoyons à l’argument de Lilia Mahjoub, Directrice des J54 et à la vidéo de présentation :

https://journees.causefreudienne.org/argument-Lilia-Mahjoub-J54

[1] Lacan J., « Acte de fondation » (1964), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 236.
[2] Ibid., p. 233.

Une autre belle nouvelle : le bulletin de notre association, Horizon n69, Dans la jungle du numérique, est sorti fin octobre 2024 et il est disponible à la librairie de l’ECF ou sur https://www.ecf-echoppe.com. Avec sa couverture lumineuse et colorée, ce numéro est vraiment attrayant et invite à sa découverte. Nous avons interrogé, dans ce numéro d’Horizon, les transformations sociales du monde contemporain traversé par la révolution numérique et les innovations de l’Intelligence Artificielle. Lacan avait déjà eu l’idée de cette révolution en 1955 avec son élaboration sur la cybernétique. Horizon n69 donne la parole à des artistes, intellectuels, scientifiques, et psychanalystes autour de nouvelles connexions entre le corps et les algorithmes, et de nouvelles formes du lien social. Un numéro à ne pas perdre et pour lequel nous remercions Agnès Vigué-Camus, rédactrice en chef du bulletin, qui, avec sa formidable équipe a su conduire ce projet jusqu’au bout.

Pour l’achat on-line d’Horizon 69 : https://www.ecf-echoppe.com/produit/dans-la-jungle-du-numerique/

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Vous lirez dans la suite de cette newsletter, le programme des activités de l’Envers de Paris et les actualités des Cartels à l’EdP :

CARTELS

La soirée de rentrée des cartels du jeudi 17 octobre 2024 a réuni une cinquantaine de participants au local de l’ECF. Ce fut une soirée de travail joyeuse ; un certain nombre d’entre nous ont participé à la bourse aux cartels et sept nouveaux cartels complets se sont déjà formés. Il reste une place pour un cartel sur Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, de Lacan. Vous pouvez de nouveau m’écrire si vous souhaitez rejoindre un nouveau cartel ou déposer une petite annonce « cherche cartel », sur le site de l’Envers de Paris à cette

adresse : https://enversdeparis.org/cartels/

Je vous annonce également la sortie du dernier numéro de Cartello qui est consacré à la lecture de Sigmund Freud en cartel.

Stéphanie Lavigne.

VECTEUR LECTURES FREUDIENNES

Nous continuons de travailler 1’article que Freud écrit en 1919 : « Un enfant est battu –Ein Kind wird geschlagen ». Il s’agit de l’origine du masochisme et du rôle de la culpabilité dans ce fantasme, citons-le dans notre dernière traduction : 

« À la genèse du masochisme la discussion de nos fantasmes d’être battu ne fournit que de pauvres contributions. Il semble d’abord se confirmer, que le masochisme n’est pas une manifestation primaire de la pulsion, mais qu’il s’établit un retournement du sadisme contre la personne propre, donc par régression de l’objet sur le Ich […]. Le renversement du sadisme en masochisme semble avoir lieu grâce à l’influence de la conscience de culpabilité participant à l’acte de refoulement ».

Nous nous retrouverons chez Susanne Hommel, le mercredi 5 novembre à 21h. Contact : lectures-freudiennes@enversdeparis.org

SEMINARIO LATINO

En ce mois de novembre, le SLP poursuit l’investigation de son thème d’étude, « Signifiants dans l’air du temps », et prépare sa prochaine soirée qui aura lieu cette fois-ci le 4 décembre, en espagnol et par Zoom autour de l’« Intelligence artificielle et la Psychanalyse ». Plus de renseignements à venir.

Responsables : Flavia Hofstetter et Nayahra Reis

Contact : seminario-latino-de-paris@enversdeparis.org

Vous pouvez consulter l’argument du cycle d’étude 2024-2025 du Seminario Latino de Paris sur : enversdeparis.org/seminario-latino-de-paris

VECTEUR LECTURES CLINIQUES

Ce vecteur fonctionne par cycle de deux ans articulés autour d’un thème et propose une lecture de textes de référence (S. Freud, J. Lacan, J.-A. Miller, É. Laurent…) sur la pratique d’orientation lacanienne. Nous faisons le pari que cette lecture à plusieurs, aide à découvrir et à redécouvrir de quoi est faite la boussole de la clinique lacanienne. Nous avons à cœur de faire des liens et des allers-retours entre les textes et la pratique des participants qui y exposent des cas cliniques.

La seconde année du cycle 2023-2025 sur « La clinique différentielle » s’est ouverte en octobre pour une année scolaire, jusqu’en juin 2025. Durant cette période, le vecteur se réunira cinq fois, chaque fois en présence d’un invité extime, le samedi de 15h à 18. Il a reçu en octobre Adela Bande-Alcantud et recevra en décembre Ricardo Schabelman. C’est parfois la première occasion de prendre la parole, de présenter un exposé et d’en débattre à plusieurs. Pour que chacun puisse présenter son travail, le nombre de participants est limité. La commission d’organisation du vecteur est composée de : Andréa Castillo, Noa Farchi, Caroline Happiette Pauline Préau et Sophie Ronsin.

Responsables du Vecteur Lectures cliniques : Caroline Happiette et Sophie Ronsin.

Contact : VLC.Enversdeparis@gmail.com

VECTEUR PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

Le réel de la psychanalyse est de l’ordre de l’impossible à dire. Lacan lui donne un nom précis : l’objet a. De cet objet impossible à dire, de ce nom qui tamponne le trou dans le symbolique, Chantal Thomas en fait, à son insu, l’enjeu de son Journal de Nage. « Nager participe d’un mystère[1]» y écrit-elle. Amarrant son écriture littéraire à son choix subjectif de ce signifiant Nage, elle capitonne sans le savoir un réel et cherche à le faire résonner « comme des flocons d’écume » dans ses mots et dans ses phrases et à le faire décider « du souffle de l’écriture, de son essentielle légèreté, de sa vocation à l’insensé [2]».

C’est cette résonnance d’un réel dans l’écriture littéraire de C. Thomas que notre vecteur continuera d’interroger lors de sa réunion-Zoom du 22 novembre.

Si vous désirez vous laissez enseigner par la littérature, notre vecteur vous est grand ouvert. Contact : litterature@enversdeparis.org

 

[1] Chantal Thomas, Journal de Nage, Paris, Ed. Seuil, p. 100.
[2] Chantal Thomas, Ibid., p. 111.

VECTEUR LE CORPS PAS SANS LA PSYCHANALYSE

Lors de la réunion du 1er octobre, Ana Dussert poursuivant le travail du vecteur sur les fantasmes contemporains du corps, a proposé un détour par les trois identifications chez Freud, qu’on retrouve dans Massenpsychologie et les lectures qu’en a faites Lacan. Quand l’identification est entendue comme incorporation, elle produit un reste pulsionnel qui fournit au fantasme son objet.  

La prochaine rencontre aura lieu le 5 novembre à 20h, au 76 rue des Saints Pères, en présence d’un invité, Julien Fournié, créateur de haute couture, dans la perspective d’organiser avec lui un échange sur les fantasmes contemporains du corps vus depuis son champ.

Membres du vecteur : Geneviève Mordant, Pierre-Yves Turpin, Guido Reyna, Martine Bottin, Isabelle Lebihan, Marie Faucher-Desjardins, Elisabetta Milan-Fournier, Ana Dussert, Baptiste Jacomino (coordinateur).

Contact : corpsy@enversdeparis.org

VECTEUR PSYNEMA

Nous préparons la prochaine rencontre du 7 décembre qui aura lieu à 14h au Patronage Jules Vallès autour du film Infernal Affairs d’Alan Mak et Andrew Lau, et celle du 5 décembre qui aura lieu au 7 Parnassiens à 20h autour du film La Chasse de Thomas Vintenberg.  

Venez nombreux vous n’en reviendrez pas !

VECTEUR THÉATRE

Le vecteur Théâtre et psychanalyse organise une rencontre autour de La Mouette de Tchekhov, mise en scène par Stéphane Braunschweig, le dimanche 15 décembre à 15h au théâtre de l’Odéon. La pièce sera suivie par un débat entre Stéphane Braunschweig et Bénédicte Julien, animé par Hélène de La Bouillerie.

Vous pouvez réserver votre place en envoyant un mail à l’adresse theatreetpsychanalyse@gmail.com. (prix des place 34€)

VECTEUR CLINIQUE ET ADDICTIONS

L’Autre toxique ou l’artiste de son existence

Fantasme scientiste des modernes : la parole est l’effet du neurone. Dès lors, on peut faire l’hypothèse de l’existence des « psychoses toxiques ». La clinique infirme cette préséance : le mental est premier, qui conditionne l’effet, second, du pharmakon, toujours utilisé comme traitement de ce premier. Sans cela, impossible de restituer au sujet l’empowerment nécessaire à un éventuel changement [1] et aucun transfert ne saurait surgir de la certitude de la drogue comme « Autre toxique ». Un exemple clinique nous permettra de remettre la causalité psychique au centre du village. Conséquences politiques : les drogues et les gadgets qui se substituent à la jouissance du corps propre exproprient l’homme de lui-même empêchant toujours plus sa séparation de la jouissance. Addictions, identitarismes, passage à l’acte, zombies… Et pendant ce temps, profitant du dénouage du réel et du symbolique, les normes prolifèrent nourrissant le parasite administratif, autre version de la pulsion de mort. Et l’imaginaire de fleurir libre de toute attache… Seul le sinthome peut permettre de renouer, au un par un, ces registres afin de tempérer les conséquences du dénouage opéré par la science et le capitalisme : tous artistes de l’existence !

Renseignements et inscriptions sur : addicta.org/conversations

 

[1] Miller J.-A., « Au commencement est le transfert », Ornicar ?, n° 58, Navarin Éditeur, 2024.

Nous vous attendons nombreux aux rendez-vous et aux événements organisés par L’Envers de Paris. Et surtout ne manquez pas l’événement majeur de notre communauté psychanalytique : les 54es Journées de l’ECF qui seront cette année riches de surprises surement très… marquantes !

Cinzia Crosali
Directrice de L’Envers de Paris

Du fantasme au corps trans-biologique

Du fantasme au corps trans-biologique

par René FIORI

Quarante six entretiens, en trois langues : français, italien, allemand, portant sur autant d’hommes que de femmes transgenres, tous suisses, réalisés par Lynn Bertholet. Elle-même se présente ainsi : « En octobre 2015, Lynn devient la première femme trans* genevoise reconnue comme telle sans opération préalable. Le 22 mai 2017, la Cour de Justice de Genève (Chambre des assurances sociales) lui donne raison contre sa caisse-maladie et contraint cette dernière à prendre en charge sa chirurgie faciale. » [1] Recueillis dans un livre passionnant à l’esthétique soignée, ponctué de superbes photos, ces personnes transgenres répondent posément à toutes les questions qui leur sont posées à propos de la voie de la transidentité qu’ils ont choisie.

« Quand avez-vous consciemment ressenti le désir de vivre comme une fille ? » ; « Peut-on un jour avoir une relation avec un homme ? » ; « Une de vos plus belles expériences dans votre nouveau corps ? » ; « Comment votre famille a t-elle accepté votre identité trans ? » ; « Quel a été l’élément déclencheur qui vous a décidé à faire cette transition ? » ; « Qu’est ce qui vous dit que la décision était la bonne  ? » ; « Comment gérer un processus de transition dans une relation existante ? » ; « Quand avez-vous réalisé que quelque chose n’allait pas dans votre corps ? » ; « Vous souvenez-vous d’être né dans le mauvais corps lorsque vous étiez enfant ? » ; « Comment avez-vous vécu votre puberté, par exemple lorsque l’amour est devenu un problème ? »

Gil Caroz quant à lui introduit ainsi le recueil La solution trans : « L’heure est à la transition, il s’agit de “se réaliser soi-même”, par l’expérimentation illimitée des combinaisons que le signifiant et la science rendent possibles » [2]. Ce sont six personnes ayant rencontré un psychanalyste, avec leurs interrogations et leur certitude sur la transidentité. Katty Langelez-Stevens conclue : « Je suis étonnée, parmi les cas de psychoses qui nous sont présentés, du nombre de réussites de cette transformation de genre, qui fait solution pour le sujet, produit un traitement pour la jouissance en trop et permet de nouer un nouveau nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire. » [3]

 

Certitude

Du livre de Lynn Bertholet, où la certitude traverse tous les entretiens, un trait d’époque est saisissable : la mise en question du corps biologique entendu comme corps naturel. On parle de manière détachée du corps biologique – quand chacun prête une grande attention à son corps identitaire et à son corps esthétique – et pour certains, le recours aux actes chirurgicaux permet le détachement dudit « mauvais corps ».

Dans le même temps, la technologie et ses applications nous confisquent tout autant le rapport à notre corps, en prenant en charge des actions motrices de plus en plus nombreuses. Autre variante, la vogue des poupées et des robots sexuels au Japon [4], où le corps débiologisé, bouleverse « ce qui est constitutif de l’expérience humaine » soit « l’attachement à un corps » [5], via l’imaginaire.

 

Détachement

Le terme de « détachement » est relevé par J.-A Miller commentant Lacan, à partir de l’œuvre de James Joyce [6] d’où est inféré le fait d’ « avoir rapport à son propre corps comme étranger » [7], quand « le rapport imaginaire n’a pas lieu » [8]. « Chez Joyce, il n’y a que quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure […] à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure » [9].

Ce détachement du transgenre, quant au corps biologique, est mise en œuvre imaginaire : auto-identification, avec ou sans transvestisme, symbolique avec changement d’identité, réel via une chirurgie esthétique ou une transition partielle ou intégrale, où le transexuel, ici coefficienté par la science, manifeste « son désir très énergique de passer par tous les moyens à l’autre sexe » [10].

 

Trans-humant

Dans « Radiophonie », Lacan formule : « Si paradoxale qu’en soit l’assertion, la science prend ses élans du discours de l’hystérique. Il faudrait pénétrer de ce biais les corrélats d’une subversion sexuelle à l’échelle sociale, avec les moments incipients dans l’histoire de la science » [11]. Le moment technologique, sous le nom de cybernétique [12] est lui contemporain de celui du transsexualisme [13], et les deux se corrèlent aujourd’hui dans le dévoilement du trans-fini de la science. Le répartitoire Réel, Symbolique, ou Imaginaire du détachement, tel que proposé ici, laisse cependant intacte pour chacun la question de la « jouissance transexualiste » [14]. Celle-ci ne pouvant se décliner qu’au un par un des sujets, et selon sa « pratique transexualiste » [15].

L’homme s’affranchit ainsi du monde clos de son corps, pour paraphraser Koyré, pour se projeter dans un trans-fini [16], dans un au-delà de la finition, de la finitude naturelle de ce corps. C’est ce que pointe Lacan avec le terme de trans-humant [17] dont, dit-il, l’humanité n’est que « prétendue », et ne tient qu’à une « humanité de transit ».

[1] Bertholet L., TRANS*, Lausanne, éd. Till Schaap, 2019.

[2] Caroz G., « Avant propos », La solution trans, sous la direction de J.-A Miller, Paris, Navarin, novembre 2022.

[3] Langelez-Stevens K., Ibid., p.182.

[4] Giard A., Un désir d’humain – Les love doll au Japon, Paris, Les belles lettres, 2016.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées » (2004-2005), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 1er décembre 2004, inédit. https://docs.google.com/document/d/1kvrcO2L-wS74nlwghnUt_JCts4ckrAS9X7_rx7eRtjs/edit.

[6] Joyce J., Portrait de l’artiste en jeune homme, édition Jacques Aubert, Paris, Gallimard, 1992, p. 138-140 & 228.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 150.

[8] Ibid., p. 151.

[9] Ibid., p. 149.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 31.

[11] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 436.

[12] Wiener N., God & Golem inc. : sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, Paris, L’éclat, 2001.

[13] Stoller R-J., The  transexual experiment, vol. II, New york, 1975, p. 255.

[14] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 571.

[15] Ibid., p. 568.

[16] Charraud N., « Cantor et Lacan », La Cause freudienne, n° 40, janvier 1999, p. 139. « La science […] un désir de savoir qui cherche à dépasser chaque limite, ce qui en fait un désir transfini ».

[17] Lacan J., Le Séminaire, « R.S.I », leçon du 8 avril 1975. « Trans-humant » : « sa prétendue humanité ne tenant qu’à une naturalité de transit ».

 

ÉDITO OCTOBRE 2024

ÉDITO OCTOBRE 2024

Chers membres et amis de L’Envers de Paris, 

Deux événements majeurs nous attendent dans les prochains mois : la soirée de rentrée des cartels en octobre et les Journées de l’École de la Cause freudienne en novembre. Concernant le premier, Stéphanie Lavigne, déléguée des Cartels pour L’Envers de Paris, nous donnera ci-dessous un premier aperçu ; pour le deuxième nous vous renvoyons au site de l’ECF en suivant ce lien 54es Journées de l’ECF. 

Le titre de ces 54ese Journées de l’ECF, Phrases marquantes, nous interpelle, car, comme l’écrit Dominique Holvoet dans une récente contribution : « Sans phrases marquantes, point de parlêtre ». Et, il ajoute : « Au début était le Verbe signifie que, pour tout un chacun, il y eut, au début de la vie, des phrases marquantes sans aucune portée de sens, des énoncés primordiaux qui ont fait événement de corps dans leur portée de hors-sens. 1 » 

L’enjeu de L’Envers de Paris est celui d’articuler notre thème d’étude, Fantasmes contemporains du corps, à ces marques primordiales qui font résonner les énonciations. Est-ce que la phrase du fantasme est une phrase marquante ? Toute phrase marquante conduit-elle à la construction d’un fantasme ? Ce n’est pas sûr. Nous travaillons à L’Envers de Paris pour essayer d’éclaircir plusieurs questions autour du thème des Journées, et pour nous préparer à cet événement majeur dans notre communauté de travail.  

Les inscriptions aux 54ese Journées sont ouvertes, le rendez-vous se fera au Palais des Congrès de Paris, les 16 et le 17 novembre 2024, et l’événement se tiendra en présence ! 

1. Holvoet D., « D’où opère une phrase marquante », posté le 16 septembre 2024 sur le blog des J54 Phrases marquantes, https://2a9il.r.sp1-brevo.net/mk/mr/sh/1t6AVsd2XFnIG8W9YHfxFXviym2BTF/c1xtdKZ_cx5_

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Le mois d’octobre est également riche de moments de rencontres et de travail. 
La parole est à Stéphanie Lavigne qui nous invite à la soirée de rentrée des cartels  :

CARTELS

La praxis du cartel, autour des phrases marquantes
Lorsque Lacan fonde l’École française de psychanalyse en 1964, il invente le cartel2. Ce travail en petit groupe, sans chefferie, de quatre personnes PLUS-UNE, restera l’un des piliers de l’École freudienne de Paris. Il en est toujours ainsi pour l’École de la Cause freudienne. 

Quelle est l’actualité des cartels ? 

Chaque année les différentes Associations de l’École de la Cause freudienne (les ACF) préparent la rentrée des cartels. Concernant Paris et l’Île-de-France, cette rentrée se déroulera, le 17 octobre 2024 à 21h, au local de l’ECF (entrée libre) ; étudiant, cartellisant, néophyte ou expérimenté, membre de l’École, d’une ACF, de L’Envers de Paris ou non, chacun est invité à venir écouter les exposés et à participer au tirage au sort afin de pouvoir constituer un nouveau cartel. Leila Bouchentouf-Lavoine, Guillermina Laferrara et Jérémie Wiest nous présenteront leur travail de cartellisant, chacun d’eux s’étant prêté au jeu de nouer leurs découvertes à partir d’une phrase marquante, thème des prochaines Journées de l’ECF : Phrases marquantes

Pour cette soirée, Katty Langelez-Stevens, psychanalyste membre de l’École de la Cause freudienne, notre extime, a accepté de commenter chacun des travaux. Stéphanie Lavigne

Pour toute information, vous pouvez contacter :

Stéphanie Lavigne : enversdeparis-cartels@causefreudienne.org
ou Laurence Maman : acf.dr-idf-cartels@causefreudienne.org

2. Cf. Lacan J., « Acte de fondation » Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229-241.

Et maintenant, la parole aux responsables des vecteurs et des groupes de l’Envers de Paris :

VECTEUR LECTURES FREUDIENNES

Nous continuons la traduction de l’article « Ein Kind wird geschlagen – Un enfant est battu » que Freud écrit en 1919, à l’issue de l’analyse de sa fille Anna. Un texte d’une incroyable actualité, citons le dans notre traduction, encore inédite : « En effet nous pensons, que le complexe d’Œdipe est le noyau proprement dit de la névrose, que la sexualité infantile, qui culmine en lui, est la condition effective de la névrose, et ce qui reste de lui dans l’inconscient, représente la disposition aux maladies névrotiques futures des adultes. Le fantasme d’être battu et d’autres fixations perverses analogues ne seraient alors aussi que des dépôts du complexe d’Œdipe, pour ainsi dire des cicatrices d’un processus qui s’est déroulé tout comme la fameuse « infériorité » correspond à une telle cicatrice narcissique ».

Nous nous retrouverons chez Susanne Hommel, le jeudi 3 octobre à 21h.

Contact : lectures-freudiennes@enversdeparis.org

SEMINARIO LATINO

« Comment parle-t-on de la folie aujourd’hui ? » 

HPI, HPE, TDA, Dys, TSA… Ces nouveaux signifiants donnent le tournis et pourtant ils ont complètement envahi la psychiatrie. Exit la psychopathologie ! La psychose, en tant que structure pour dire la logique de la folie, semble ainsi en voie de disparition. Aujourd’hui c’est le neuro qui s’impose comme diagnostic et qui tient le manche pour « nommer-à-la-folie ». Alors la psychose, un signifiant disparu ? Trois collègues parleront de leurs pratiques en institution. 

Nous vous attendons nombreux !

Responsables : Flavia Hofstetter et Nayahra Reis.

Contact : seminario-latino-de-paris@enversdeparis.org

L’argument du cycle d’étude 2024-2025 du Seminario Latino de Paris : enversdeparis.org/seminario-latino-de-paris

VECTEUR LECTURES CLINIQUES

La première réunion du vecteur Lectures Cliniques se tiendra le samedi 12 octobre. Nous poursuivrons notre travail autour de la clinique différentielle en prenant cette fois pour appui le texte « C.S.T » (Clinique sous transfert) de Jacques-Alain Miller. Nous échangerons à partir d’une lecture singulière de ce texte proposée par Javier Naranjo Silva et d’un cas clinique présenté par Noa Farchi, en présence d’Adela Bande-Alcantud, notre invitée pour cet atelier.

L’atelier se tiendra au CSAPA La Corde Raide, passage Gatbois, 75012 Paris (métro Gare de Lyon) de 15h à 18h.

Responsables du vecteur Lectures Cliniques : Caroline Happiette et Sophie Ronsin.

Contact : VLC.Enversdeparis@gmail.com

VECTEUR PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

Durant sa lecture du Journal de Kafka dans lequel il décrit au plus près les sensations de plaisirs de corps que lui procure la nage, C. Thomas est marquée par cette phrase qui fait événement de corps pour elle-même : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine. 3 » Reconnaissant chez cet écrivain sa capacité à transcrire « le désespoir de son corps4 » et de s’en défendre en étant « un nageur passionné 5 », elle s’engage alors à écrire son propre Journal de nage. Plongeant dans le langage comme on se jette à l’eau, elle tente de ferrer le réel de son corps avec sa propre élaboration signifiante. Et si la phrase de Kafka est pour elle ce qui est venu « dire que non à la jouissance en percutant le corps 6 », ce n’est pas sans laisser un reste, un objet a plus-de-jouir. Dans son Journal de nage, c’est son rapport à son objet électif de jouissance autoérotique qui est en jeu.

Lors de sa réunion du lundi 21 octobre à 20h, notre vecteur continuera à repérer et à préciser comment C. Thomas prend appui sur son écriture littéraire pour y faire résonner cette jouissance éprouvée au niveau du corps.

Contact : littérature@enversdeparis.org

3 Thomas C., Journal de nage,
4 Ibid., p. 21.
5 Ibid. 
6 Holvoet D., « D’où opère une phrase marquante », posté le 16 septembre 2024 sur le blog des J54 Phrases marquantes.

VECTEUR LE CORPS PAS SANS LA PSYCHANALYSE

Lors de la réunion du 12 septembre Baptiste Jacomino, poursuivant le travail du vecteur sur les Fantasmes contemporains du corps, est parti du film Fantastic Mr Fox de Wes Anderson, dans lequel on voit un personnage d’enfant, Ash, se débattre avec le mot « athlète » qui est pour lui un signifiant-maître et qui désigne un idéal du corps auquel il ne parvient pas à se conformer. L’athlète qu’il aspire à être, c’est son père, en tant qu’à ses yeux il fait exception au lot commun de la castration. La prise de cet idéal s’assouplit au cours du film, en particulier quand Ash découvre la possibilité d’être exceptionnel en affirmant une singularité plutôt qu’en cherchant à échapper à la castration. 

La prochaine rencontre aura lieu le 1er octobre à 20h30, exceptionnellement en visioconférence.

Membres du vecteur : Geneviève Mordant, Pierre-Yves Turpin, Guido Reyna, Martine Bottin, Isabelle Lebihan, Marie Faucher-Desjardins, Elisabetta Milan Fournier, Ana Dussert, Baptiste Jacomino (coordinateur).

Contact :corpsy@enversdeparis.org

VECTEUR PSYNEMA

Le vecteur Psynéma prépare la rencontre psychanalyse-psynéma du 12 octobre 2024 qui aura lieu à 14h au Patronage laïque Jules Vallès à Paris, autour du film Ordet de Dreyer consacré à la problématique de la foi et du miracle. Nous verrons à cette occasion comment Lacan aborde celle-ci avec Kierkegaard dans son enseignement. 

Venez nombreux à cette rencontre où Dreyer nous montre au cinéma un vrai miracle. Mais lequel ? 

Karim Bordeau 

Lien pour inscription : https://www.patronagelaique.eu/event-details/ordet-2/form

VECTEUR CLINIQUE ET ADDICTIONS

« Les premières fois.
La première fois, c’est une occasion dont on se souvient, une rencontre, décidée ou pas, une marque, choisie ou refusée, un trauma. Elle peut faire énigme ou pas, décider du désir ou écraser. Une insondable décision de l’être laisse un choix. Qui peut être un “déchoix”. Mais le réel sonne toujours deux fois. Alors il y a plusieurs premières fois.7»

Rendez-vous à la rentrée prochaine pour une nouvelle saison des Conversations clinique & addictions ! Renseignements et inscriptions sur addicta.org/conversations

7 Miller J.-A., « Le choix de la psychose », La Clinique psychanalytique des psychoses, Actes de l’ECF, 1983. 

Les Conversations auront lieu à Paris de 20h30 à 22h30 les mercredis
suivants :

6 novembre 2024
4 décembre 2024
8 janvier 2025
5 février 2025
5 mars 2025
2 avril 2025
7 mai 2025
4 juin 2025

VECTEUR THÉATRE

La première rencontre organisée par le vecteur Théâtre et psychanalyse aura lieu le dimanche 15 décembre à 15h (et non pas le 24/11) avec La Mouette de Tchekhov mise en scène par Stéphane Braunschweig au théâtre de l’Odéon. La pièce sera suivie d’un débat avec Stéphane Braunschweig et Bénédicte Julien, animé par Hélène de La Bouillerie.

Vous pouvez déjà réserver votre place en envoyant un mail à l’adresse : theatreetpsychanalyse@gmail.com (prix des place 34 €).

Nous vous attendons nombreux aux rendez-vous et aux événements organisés par L’Envers de Paris et aux activités de l’École de la Cause freudienne. 

À vous tous, chers membres et amis de L’Envers de Paris, je souhaite un très beau mois d’octobre, riche de couleurs d’automne et de nouvelles rencontres marquantes. 

Cinzia Crosali
Directrice de L’Envers de Paris

Emergence d’une « intelligence » informatique : quelle évolution de la responsabilité médicale ?

Emergence d’une « intelligence » informatique : quelle évolution de la responsabilité médicale ?

(suite…) Entretien avec Ferdinand Dhombres 1

Professeur des Universités – Praticien Hospitalier à Sorbonne Université à Paris, Ferdinand Dhombres exerce comme gynécologue obstétricien dans le service de médecine fœtale et d’échographie à l’hôpital Trousseau (APHP) comme chercheur en informatique à l’INSERM (LIMICS). Il enseigne dans ces deux disciplines.

Horizon Mais alors la question se pose de savoir si l’IA est quelqu’un…

F. Dhombres – On sait que ce quelqu’un, c’est l’éditeur du logiciel au moment où les données ont été validées et rentrées. Cette question de l’autonomie dans la prise de décision nous amène donc tout droit à celle de la responsabilité : quel est le niveau de l’autonomie de l’IA dans le processus de décision de prise en charge ? Si nous considérons que l’IA intervient pour faire remonter l’information pertinente, cela ne pose pas de problème. Mais si l’IA commence à analyser des données en autonomie, à en cacher certaines pour en présenter d’autres, le médecin qui en analyse les résultats ne sait pas quelles informations ne lui sont pas présentées.

Prenons un exemple : l’IA fait une première proposition comme celle d’identifier une image pour dire qu’elle est normale. Il n’y a pas de problème si cette image produite par l’IA a été montrée au radiologue qui a donné son aval et qui assume la responsabilité de son interprétation. Mais dans le cas de figure où c’est l’IA qui décide toute seule que la radio est normale, alors l’autonomie de l’IA est plus grande que la responsabilité humaine. Cette responsabilité humaine est, du coup, plus difficile à mobiliser car l’humain n’est plus dans la boucle. On se trouve dans une situation personne ne peut dire qui est responsable, puisqu’il peut ne plus être dans la boucle d’un point de vue médical. Aussi lorsqu’on parle du sens clinique ou de l’expérience médicale, cela ne nous renvoie à rien de moins qu’à cette double question : quelle médecine voulons-nous aujourd’hui ? Pour demain ?

Horizon Nous sommes amenés à traiter des personnes qui se sont trouvées malmenées par de tels dispositifs…

F. Dhombres – Je ne sais pas qui sont celles et ceux qui vous consultent et pourquoi ils le font. Ce que je constate c’est que nos patients sont nombreux à attendre de la médecine qu’elle soit normative, scientifique, opérationnelle et dispose de techniques de pointe. Ce sont eux qui affichent une préférence pour des procédés extrêmement automatisés dans un système où il n’y a pas de place pour le flou, pour le subjectif. Ils vont même jusqu’à considérer que ces machines donnent des « résultats objectifs », en pensant qu’« objectif » veut dire que l’on ne peut pas se tromper.

Or, si, du point de vue statistique, à l’échelle dite des populations, c’est sûr que pour la question donnée, la tâche effectuée le sera de manière plus ou moins performante selon la métrique utilisée, ça ne nous dit pas si les patients se verront dispenser de meilleurs soins pour autant. Je pense qu’il y a un risque de glisser du cadre du soin dans celui de la prestation technique. Mais on peut aussi se demander ce que les gens désirent, s’ils veulent ou non être soignés au sens où nous l’entendons…

Horizon Il n’y a pas de doute que l’air du temps focalise sur la performance technique. Il y a une véritable fascination, encouragée par les promoteurs de l’IA, les médias… On veut être « dans le vent », « de son temps »… Est-ce que les préférences ou les préjugés de vos patients évoluent, avec l’expérience de la maladie ? Comment les accompagnez-vous dans leur cheminement ?

F. Dhombres – De mon côté il y a le contexte, qui rend au quotidien mon approche du terrain assez pragmatique. Quand vous êtes dans une situation où vous avez un système de santé en berne ; quand vous avez les soignants qui n’en peuvent plus, qu’il y a des déserts médicaux, que des gens attendent des mois avant d’obtenir un rendez-vous, on doit se poser la question de savoir si quelqu’un doit attendre six mois et plus pour avoir un rendez-vous avec un médecin, ou s’il peut bénéficier d’un système avec un programme informatique. C’est le moment de faire entrer dans nos échanges l’IA générative dont nous n’avons pas encore parlé. D’ailleurs, dans le domaine médical, je ne vois pas bien où cela se place, mais c’est peut-être là, avec l’agent conversationnel, toujours disponible, « gentil », sympathique. Ainsi, on peut avoir une espèce de package avec beaucoup d’automatisation. Ces outils pour accueillir une première demande de consultation semblent grosso modo rendre de vrais services.

Horizon La réponse robotique qui pallie la non-disponibilité de la médecine publique et propose de vous recevoir tout de suite au lieu d’attendre comporte donc le risque d’une incomplétude du soin.

F. Dhombres – Il faut pondérer tous les aspects, mais entre les problématiques d’accès au soin, les problématiques du coût du soin et les problématiques annexes, collatérales, ce n’est pas simple, et il faut savoir que nous ne sommes pas les plus mal lotis en France, loin de là. Avec un « système de prestations techniques de soin » – appelons cela ainsi – on a la possibilité de proposer des prises en charge qui permettent globalement d’améliorer la santé d’une population qui n’a pas accès au soin. Qu’est-ce qui est mieux, les laisser mourir ou leur proposer le système qui peut être violent, froid, inhumain, mais qui va permettre de sauver des gens, et de détecter à temps des processus morbides ? Si ces derniers n’avaient pas été mis en lumière, les malades qui s’ignoraient seraient probablement morts quelques années plus tard, de problèmes cardio-vasculaires, cancer, diabète… C’est à de tels enjeux que nous sommes confrontés dans certaines zones géographiques.

Le problème, c’est que lorsque l’on réduit l’offre de soin, on se met à se dire : « Est-ce que cela n’est pas plus rentable ? » Or, la rentabilité de l’humain, la métrique de l’humain, cela n’existe pas vraiment, alors que si on a un système qui nous garantit la détection de 80% des cancers du côlon, on sait que si on le met en place, la prédiction deviendra réalité.

Horizon Peut-on risquer un parallèle, avec l’arrivée des machines à pain venues pallier le manque de boulangeries ?

F. Dhombres – C’est un peu ça. Il se trouve que l’IA permet des choses très performantes, et aussi qu’il y a des systèmes informatiques où il n’y a pas forcément de l’IA. Aux États-Unis, dans les années 1960 il y a eu un engouement et une première vague d’investissements conséquents sur l’IA, mais les résultats n’ont pas suivi. Il a fallu attendre les algorithmes mathématiques et les ordinateurs capables de fournir une capacité de calcul suffisante, ce qui est assez récent. Enfin, manquait la masse de données qui est là maintenant, d’où la puissance de cette nouvelle vague aujourd’hui que des processeurs très puissants se conjoignent avec cette masse de données que l’on n’avait pas il y a encore dix ans.

Horizon Dix ans, c’est l’âge de votre article écrit en 2014 : « Informatique médicale et médecine informatisée 6», paru dans l’ouvrage collectif intitulé : Histoire de la pensée médicale contemporaine aux éditions du Seuil.

F. Dhombres C’est vrai qu’à l’époque de cet article, l’IA générative n’existait pas encore.

Horizon Y a-t-il eu des avancées depuis dix ans, au niveau des applications, de l’implication de l’IA dans la médecine, concrètement ?

F. Dhombres – Ce sont les découvertes dans le domaine de l’imagerie qui m’impressionnent le plus. Je trouve enthousiasmant le concours entre les techniciens et les cliniciens. Par exemple, les informaticiens de Google ont réussi à dépister plus de mélanomes sur des photos que des dermatologues. Si on prend le cas de la dermatologie, avoir un système pour envoyer la photo de son grain de beauté sur une plate-forme, et se faire dire par retour : « Il faut consulter un dermatologue demain » ou « vous pouvez attendre mais il faut le faire voir dans l’année », c’est plutôt intéressant, et pas très malfaisant, si on n’oublie pas que nous sommes là dans le cadre d’une prestation de diagnostic et de pronostic, par le biais d’une technique qui peut être performante, mais qui n’est pas un soin. C’est évidemment un gain de temps, ce qui est précieux, mais, de mon point de vue, ce n’est pas une alternative au contact avec un soignant, ce n’est donc pas une solution pour pallier les déserts médicaux.

Histoire de la pensée médicale contemporaine, Paris, Seuil, 2014.

Horizon Jusque-là vous avez abordé la responsabilité du médecin au regard du guide des bonnes pratiques. Nous arrivons à la question de savoir dans quelle mesure ces outils affectent, voire transforment la relation entre le malade et le médecin : pouvons-nous dire qu’un malade risque de n’être plus pour le médecin qu’un ensemble de données ?

F. Dhombres – Oui, du point de vue de ces outils, le patient n’est rien d’autre qu’un ensemble de données, on ne peut mieux dire. Mais le soignant est-il appelé à n’être plus qu’un utilisateur d’outils ? Je ne le crois pas, et surtout ce n’est pas du tout comme cela que je conçois mon métier.

Du nouveau dans la formation

Horizon – Aujourd’hui, on constate combien le quotidien des médecins est grignoté par la tâche de rentrer des données. Un retour sur la pratique a-t-il bien lieu ou y a-t-il un clivage ? Cela ne prend-il pas trop de place dans la formation ?

F. Dhombres – Pour la partie formation, il y a quelque chose de très récent avec les programmes d’investissements France 2030, qui ont pour objet de développer les compétences et les métiers d’avenir, avec un engagement de plus de 50 millions d’euros pour la « santé numérique ». Notre université fait partie des lauréats de ce programme et nous avons obtenu 4 millions d’euros pour mettre en place l’enseignement de la « santé numérique », pour des futurs professionnels de santé et pour des futurs professionnels du numérique.

Comme vous le savez, la faculté de médecine est devenue la faculté de santé. Elle dispense une formation universalisée aux professionnels de santé avec un référentiel. Parmi les professionnels de la santé concernés nous trouvons des sage-femmes, des psychomotriciens, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des infirmiers. Il n’y a pas de psychologues. Pour tous les métiers médicaux et paramédicaux qui composent la hiérarchie médicale, nous avons donc un référentiel socle pour le premier cycle dont les éléments ont été définis par un arrêté.

Horizon – C’est une bonne nouvelle car une bonne part des psychologues rappellent à cor et à cri que leur profession n’est pas une profession médicale, et que c’est justement de par sa formation spécifique que le psychologue peut s’articuler dans bien des cas avec les médecins ou les équipes hospitalières et être un véritable partenaire. Mais pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « santé numérique » ?

F. Dhombres – Elle comporte notamment le Dossier Patient Informatisé (DPI), le Dossier Médical Partagé (DMP), Mon espace santé, les problématiques de cybersécurité, la messagerie de données en santé, comment un médecin envoie à un autre médecin des informations concernant un malade par exemple ; il y a aussi les aspects réglementaires sur lesquels veille la CNIL avec le Règlement Général sur la Protection des Données [RGPD] et ses extensions spécifiques pour des données de santé, la télésanté, etc.

Pour le premier cycle de toutes les formations en santé, tout le monde doit avoir une trentaine d’heures minimum sur ces volets-là. C’est une première base. Il y a aussi la notion de « logiciel-métier », qui comporte toute une série d’outils comme les outils d’aide à la décision, les logiciels de gestion de patient, les systèmes de messagerie etc.

Horizon – Dans quelle mesure le médecin ou le spécialiste participe-t-il à l’élaboration de ces outils ? Ceux-ci lui arrivent ready-made ?

F. Dhombres L’idée directrice est de rendre ces outils de santé numérique attractifs, alors qu’on les dénigre ou les critique souvent. Or, ce sont ces outils qui vous donnent un compte- rendu d’hospitalisation quand vous sortez de l’hôpital, permettant à votre médecin traitant (avec votre accord) d’y accéder directement. Ce dernier peut alors vous prescrire un bilan biologique consultable en ligne sans avoir à se déplacer, recevoir une alerte etc. Tout cela améliore globalement le parcours de soin et les échanges d’informations qui restent extrêmement sécurisés, puisqu’il faut deux cartes, la carte du médecin ou la carte professionnelle de santé (CPS), et la carte vitale du patient pour y accéder.

Le chatbot, le malade et le médecin : quelle interlocution ?

Quant à la question de la relation médecin-malade, il ne s’agit pas de réduire tout à l’IA, même si je continue à penser que l’accès à l’information est un élément important.

Google – je dis Google parce que c’est le moteur de recherche le plus diffusé actuellement – donne accès via internet à une quantité d’informations colossale. Selon qu’on est positif ou négatif on dira qu’on s’en trouve enrichi ou parasité. Le problème, d’un point de vue très pratique, est surtout d’apprécier le temps que cela demande ou épargne… Étant donné que, sauf erreur de ma part, les médecins généralistes en France ont en moyenne entre 6 et 8 minutes par patient, s’il faut débricoler pendant ce temps-là la recherche faite par un patient, qui a consulté Internet en mettant deux mots-clés captés en bas d’un compte rendu, c’est compliqué.

Je vais parler à partir de mon expérience professionnelle. J’exerce comme gynécologue- obstétricien à l’hôpital Trousseau, dans le service de médecine fœtale où je fais de l’échographie. Je fais aussi de la recherche informatique dans une unité INSERM.

La partie clinique de mon activité consiste à recevoir des couples qui sont dans des situations extrêmement stressantes, notamment après des diagnostics prénataux d’anomalies fœtales. Autour de la table entre professionnels, on pose des questions sur ce que l’on voit, sur ce que l’on pense, sur ce que sait la médecine, sur les connaissances concernant cette situation, sur les options possibles. Du côté du couple, quelle est sa vie, sa situation familiale, son histoire ? Quels sont les meilleurs choix, ou les moins mauvais ?

Ce sont des consultations difficiles tant médicalement que du point de vue de la relation humaine, comparables à ce qu’on appelle les « consultations d’annonce » en cancérologie.

Par rapport auxdites consultations d’annonce, les consultations que je réalise comportent, en plus du diagnostic, la proposition d’une modalité de prise en charge où l’on peut être amené à décider de gestes, etc.

Ainsi, il y a de plus en plus de couples qui viennent parce qu’un signe a été noté à l’échographie : « le fémur est court, les os propres du nez sont hypoplasiques » ou que sais- je… De là, les gens filent sur internet et trouvent sur les forums la liste à la Prévert des malformations congénitales, y compris les plus sévères. Ils vont faire des parallèles avec des cas de catastrophe et arriver en demandant une interruption médicale de la grossesse. C’est un scénario classique, du fait de cette somme énorme d’informations ininterprétables pour le public qui n’a pas les moyens de se repérer dans cette masse.

ChatGPT n’a pas d’oreilles

Il y a une espèce d’illusion quand on utilise un moteur de recherche ; or, ChatGPT et ces IA génératives qui produisent du texte ou des images l’augmentent encore. Celles qui parlent en texte donnent l’illusion d’avoir quelqu’un en face, et aussi l’illusion que ce quelqu’un a analysé les choses. On lui dit : « tel fœtus a telle anomalie, est-ce que c’est grave ? » et ChatGPT va répondre, certes, mais il va répondre en fonction des données trouvées sur internet. Si généralement, il ne se trompe pas trop, il arrive qu’il dise des absurdités parce que, par exemple, les données prises en ligne n’étaient pas à jour, ou que la source sur internet était fausse ; on entre dans le cadre d’un web service ou d’une prestation technique qui n’est pas de l’ordre du soin.

Or, réussir à donner une information loyale et éclairée au couple, cela commence déjà par faire connaissance, par expliquer ce qu’on a vu : il y a un échange, qui prélude à une relation de soin. Les agents conversationnels du type ChatGPT donnent l’illusion d’une telle relation, puisqu’ils s’adaptent au langage. ChatGPT, ce sont des modèles de langue ; ils n’ont pas été évalués sur l’exactitude de l’information qu’ils donnent, ce n’est pas leur objectif. Le but de ChatGPT au départ, c’est de donner l’illusion d’avoir avec soi quelqu’un qui est capable de discuter sur tout et rien. Sur ce dernier point, c’est performant, mais non pas sur la fiabilité du résultat. Tout ça a été testé : on a utilisé ChatGPT pour lui faire répondre à des questions d’examen aux États-Unis. Les versions actuelles répondent aux questions très bien dans 70% à 80% des cas dans toutes les disciplines.

Mais pour le soin on n’est pas dans ce type d’exercice. Soigner quelqu’un, c’est l’aider à prendre la meilleure décision pour lui, en fonction d’un apport de connaissances, de ce qu’il est possible de faire et de son histoire personnelle. Dans ces situations-là, la décision n’est pas bonne ou mauvaise, il s’agit plutôt de prendre la décision la plus adaptée aux gens, la plus juste. C’est un exercice difficile qui n’est pas sans poser de problèmes. Il est très facile d’adopter des outils qui font de l’aide à la décision, avec des paramètres qui disent que pour « telle situation, la bonne réponse c’est probablement ça, puis ça et puis ça, etc… » On peut appliquer ces outils-là, en effet, mais ce n’est pas la médecine que je désire.

Les mises à jour ne dissipent pas les illusions

Quelle est la disponibilité des médecins ? En ce moment, ils sont fatigués. Ça se lit et ça se perçoit. Ce que je vais dire maintenant n’est pas politiquement correct : beaucoup de gens vont voir le médecin et vont à l’hôpital alors qu’ils n’ont pas besoin d’y aller ; peut-être feraient-ils mieux d’aller vous voir, vous ! L’hôpital est devenu le guichet de demandes de prises en charge psychosociales qui ne devraient pas arriver là, comme celui qui se fait mal au genou et qui veut son IRM du genou tout de suite. Du coup, la disponibilité d’écoute est impactée à cause de ce surmenage.

Après, c’est le métier !

Prenons l’exemple des 6-8 minutes de la consultation chez le généraliste ; n’y aurait-il pas des choses qui pourraient être automatisées une fois sur deux pour des suivis ? S’il faut seulement vérifier la fonction rénale, il suffit d’une prise de sang et d’un système qui dit : « c’est bon, ou ce n’est pas bon ». Ensuite, il peut y avoir une consultation qui dure douze minutes… Malheureusement, la stratégie actuelle n’est pas celle-là : on garde la consultation de six minutes et on enchaîne.

Il était question de la disponibilité d’écoute. ChatGPT, par exemple, est disponible H24. Il donne l’illusion d’être une personne. Il est gentil, ChatGPT. Il est politiquement correct. Aujourd’hui on veut des réponses tout de suite et sur tout. Avant, on allait sur Google, maintenant on a ChatGPT. Or la consultation qu’on fait derrière, je ne sais pas comment elle va évoluer… Une fois : « Bah, ChatGPT m’a dit que je n’avais pas besoin de faire d’amniocentèse ». Soudain, on a l’illusion d’une entité pensante, on a l’illusion de faire la conversation avec quelqu’un. C’est assez étonnant ! Avez-vous déjà essayé ? Je vous y encourage ! C’est important, pour voir concrètement ce dont on parle.

Autre point. Vous avez parlé des systèmes qui s’auto-alimentent. Or, normalement, ils ne doivent pas s’auto-alimenter, mais s’actualiser. S’auto-alimenter, c’est un risque. Je ne sais pas jusqu’où cela va aller. Ainsi, l’IA produit du texte. On lui dit par exemple : « fais-moi un article sur l’intervention de notre cher président de la République et la déclaration du premier ministre ». « Fais-moi un texte qui résume en dix pages le profil des principaux nouveaux membres du gouvernement ». Alors qu’est-ce qu’il va faire ? Il va piocher et rassembler des matériaux pour produire du texte, souvent plutôt pas mal. On peut lui dire « Fais-le plus style Figaro, ou façon Libé », etc., il exécute la commande et le texte arrive sur Internet. Six mois plus tard, on repose une question à ce système-là. Sur quoi va-t-il s’entraîner ? Sur les données qui sont sur Internet. Or, s’entraîner sur des données qu’il a générées lui-même, est- ce une spirale vertueuse ? La réponse est non. Il y a des gens qui pensent que c’est un risque réel, car cela se délite, au détriment de la qualité de ces systèmes.

Pour ma part je n’en sais rien ; je ne fais pas de prédictions, mais ça fait écho à ce que vous disiez sur l’auto-alimentation.

Toutefois, entre ChatGPT et Google, une différence existe. On est dans l’interlocution avec ChatGPT, tandis qu’on présente des requêtes à Google. Bien que je ne sois pas un expert de ce moteur de recherche, le résultat que vous obtenez chez Google quand vous faites une requête, dépend de beaucoup de choses, comme la publicité et ce qui a été mis comme argent pour arriver en haut de la page ; cela va dépendre aussi du pays. Par exemple, une requête sur l’IVG n’aura pas la même réponse en Espagne, en Italie, à Paris, en Chine…

Horizon Pourquoi ?

F. Dhombres – D’abord, certaines choses sont filtrées ; ensuite, toutes les pages ne sont pas traduites dans toutes les langues. Enfin, il y a un système de tri. Dans les systèmes de tri qui sont faits par Google, la notion de popularité de la page intervient en interférant à propos du mot proposé, si bien que Google met à votre disposition l’information qui est a priori celle… que vous voulez. Cela varie en fonction des périodes. En période d’élections, tapez « EL » sur Google… et s’affichera tout de suite : « ÉLection présidentielle ».

Mais, a contrario, si le moment est celui d’une panne électrique mondiale, et que vous tapez « EL », viendra « ELectricity breakdown ». Tout dépend du contexte, qui lui va dans le sens de la popularité et qui régit la circulation des pages.

Horizon – Merci beaucoup Ferdinand Dhombres pour votre accueil, les perspectives et les informations dont vous nous avez fait part. Voilà qui nous donne du grain à moudre !

1. Par Sylvie Cassin, Nathalie Georges-Lambrichs, Nicolás Landriscini et Agnès Vigué-Camus.
6 Dhombres F., « Informatique médicale et médecine informatisée », in Lambrichs L. et Fantini B. (s/dir.),
Histoire de la pensée médicale contemporaine, Paris, Seuil, 2014.