Infidèles, mis en scène par Tg STAN et De Roovers au théâtre de la Bastille, d’après le scenario du film Infidèle et l’autobiographie Laterna Magica de Bergman;

Le collectif Théâtre et psychanalyse de l’Envers de Paris organise sa seconde soirée préparatoire aux 48èmes Journées de l’ECF en vous donnant rendez-vous le 21 septembre au Théâtre de la Bastille pour assister à cette création. Un débat fera suite à la représentation avec Esthela Solano-Suarez, psychanalyste, membre de l’ECF qui nous a fait l’honneur d’accepter notre invitation.

Réservations au nom de l’Envers de Paris au 01 43 57 42 14

Infidèles, un fantasme bergmanien par Hélène de La Bouillerie

Le film Infidèle(1) de Liv Ullmann est réalisé à partir du scenario d’Ingmar Bergman – qui fut son amant, son compagnon avant de la quitter pour devenir son grand ami – et s’inspire d’un épisode de sa relation avec Gun Hagberg, que Bergman a relaté dans son autobiographie Laterna magica(2). La vie de Bergman fut jalonnée par des mariages et des divorces : marié cinq fois, père de neuf enfants. Infidèle, il le fut bien souvent.

Infidèle met en scène Bergman lui-même, visité par une femme séduisante, Marianne, qui est aussi bien sa muse, son personnage ou l’une des femmes de sa vie. Ensemble, en conversant, ils tentent de reconstituer le drame de la vie de Marianne et d’en saisir les ressorts les plus profonds.

Marianne est comédienne. Elle est mariée depuis onze ans à Markus, chef d’orchestre talentueux en pleine ascension. Ils ont ensemble une fille, Isabelle, âgée de neuf ans. Ils semblent former un couple harmonieux et une famille parfaite. Rien dans leur vie ne paraît pouvoir annoncer ce qui va s’enclencher. Dernier protagoniste du drame qui va se jouer, David, le meilleur ami de Markus que Marianne considère comme son propre petit frère, metteur en scène et malheureux dans son deuxième mariage.

Le point de départ est une proposition incongrue que David fait à Marianne alors qu’il dîne avec elle, un soir que Markus est en voyage. Un peu éméché, alors qu’elle somnole sur le canapé, il lui demande si elle serait d’accord pour faire l’amour avec lui. Cette proposition tombe comme un cheveu sur la soupe, pourtant le ver est dans le fruit. Rien ne pourra arrêter le déroulement implacable de la tragédie.

À chaque fois que Marianne pourrait arrêter les choses, elle y retourne, elle relance David. S’il est à l’initiative, il lui fournit plusieurs occasions pour que les choses en restent là, avant l’irréparable. Mais c’est comme si elle était mue par une force tragique supérieure et ne pouvait résister à franchir les frontières de l’irrémédiable.

Pourtant, rien ne lui est caché de là où elle met les pieds. David la prévient, il est dépressif, il traine un fiasco. Elle a eu le temps d’entrevoir sa jalousie maladive. Et pourtant, elle s’obstine. À chaque fois que David se présente humilié, dépressif, il lui est irrésistible. Ce n’est pas sa brillance phallique qui l’attire (celle qui semble entourer Markus), mais autre chose, quelque chose de noir et fragile concernant son manque-à-être. Ainsi, il s’agit de bien autre chose que le manque phallique qui déclenche le désir de Marianne, cela se situe du côté du pas-tout féminin, qui – Bergman le démontre magistralement – entretient une parenté avec la pulsion de mort.

Le personnage qui me paraît clé dans cette histoire est David, à travers lequel il est facile de reconnaître un double de l’auteur. David, le dépressif, mais aussi le créatif, qui enchaîne les femmes puisque, après deux mariages, il recommence à séduire, une troisième, etc., n’est-il pas lui-même pris dans cette chaîne ?

Qu’est-ce qui meut David, quel fantasme anime sa quête ? Il me semble que la réponse nous est donnée dans le titre du film. Infidèle, rendre une femme infidèle. Tel est le fantasme qui, derrière la comédie de l’adultère, semble aux commandes pour David. Et d’ailleurs, quand Marianne, prête à tous les sacrifices pour lui, deviendra sa régulière, il la trompera sans scrupules avec une autre.

À un moment du film, David avoue à Marianne sa jalousie maladive, notamment quant à ses anciens amants, ceux qui l’ont fait jouir. Avançant masqué, il réclame à Marianne des détails, puis s’en délecte douloureusement, se les repassant de façon obsessionnelle. Il ne cesse de l’interroger : « comment as-tu jouis ? » Là encore, on peut supposer que c’est ce même fantasme de l’infidélité féminine qui le dirige. En l’imaginant avec un autre, fût-t-il un ancien amant, il en fait une femme infidèle. Sa jalousie est ainsi la face visible de son fantasme. Au moment où Marianne, pour récupérer la garde de sa fille, cède à Markus, elle réalise sans le savoir le fantasme de David, et à partir de là sonne le glas de leur histoire.

Bergman est à la fois auteur du scénario et personnage du film. En outre, dans une sorte de mise en abyme de son fantasme, il le déroule dans la vie de David. Son processus de création donne forme à ses fantômes, ses démons personnels – on pourrait dire ses fantasmes –, ainsi qu’il expose son élaboration : « Les démons sont innombrables, ils apparaissent aux plus mauvais moments en créant panique et terreur. Mais j’ai appris qu’en maîtrisant les forces négatives et en les attelant à mon char, je pouvais les faire agir à mon profit. (3)» Finalement, c’est lui qui converse avec le personnage féminin, Marianne, qui échappe en cela et à Markus et à David.

Dans l’autobiographie de Bergman, que trouve-t-on donc concernant son rapport à l’infidélité ? Au cœur du mystère féminin, l’infidélité maternelle. L’infidèle, ce fut d’abord elle, une mère indifférente (4) dont il n’a cessé de chercher l’amour et dont il a découvert l’infidélité. Elle avait failli quitter son mari et ses enfants, pour partir avec son amant avec lequel elle avait vécu une violente passion amoureuse. Ainsi, son fantasme met en scène l’objet cause de l’infidélité d’une femme. Il ne cesse de répéter la rencontre traumatique avec le désir de la mère, tentant d’approcher l’énigme du mystère féminin qu’il interprète comme infidélité.

Le spectacle proposé par la compagnie Tg STAN au Théâtre de la Bastille s’appuie sur le scenario du film, en y intégrant des éléments de l’autobiographie de Bergman. Pour Tg STAN, collectif très novateur et présent dans l’actualité culturelle, le comédien est souverain, interprète et créateur. Il donne vie au texte en le reformulant, le retravaillant à chaque reprise sans le figer dans une version, ne lui donnant corps qu’au moment où le spectacle est joué devant les spectateurs. Bergman invitait les comédiens à corriger, au théâtre, sa « maniaquerie perfectionniste (5)» qui, au cinéma, « tue la vie et l’esprit (6)». Ce collectif s’est donc pleinement saisi de cette invitation et s’est emparé de cette œuvre afin que pour nous la découverte en soit plus vibrante.

(1) Infidèle, film de Liv Ullmann d’après un scénario de Ingmar Bergman, sorti en 2000. 2) Bergman I., Laterna Magica, Paris, Folio, 2016, p. 214-229. (3) Bergman I, interview à Reuters en 2001, cité dans https://uk.reuters.com/article/uk-sweden-bergman-obituary/bergman-from-tormented-childhood-to-film-icon-idUKL3032974120070730 (4) Bergman I., Laterna Magica, op. cit., p. 214-229.., p.12, 31-32. (5) ibid., p. 89.