Une jouissance de la parole toute seule.
Par Marie-Christine Baillehache

EclatParis-Argument-Rambert

La dernière pièce écrite et mise-en-scène par Pascal Rambert « Argument » se joue du 22 Janvier au 19 Février  au Théâtre de Gennevilliers. Après « Clôture de l’amour », créé à Avignon en 2011 et traduite depuis en plusieurs langues, ce dramaturge provoquant, aujourd’hui joué dans le monde entier, nous plonge avec la même exigence politique et poétique dans une nouvelle guerre des sexes située cette fois à la fin du XIX° Siècle : dans un décor de nuit, de lumières crépusculaires, de pluies et de brouillard, un couple se déchire. Entre l’époux et l’épouse, la vie n’est plus qu’un combat clos et brutal renvoyant à l’enfermement et à la violence de cette société coloniale du XIX° Siècle prête à tous les crimes, de l’infanticide au suicide, pour assurer son unique pouvoir. Dans ce face à face entre un homme en proie à la jalousie meurtrière et une femme dont le désir est marqué du sceau de la mort, la vie est réduite à une exclusive joute verbale puissante et destructrice. Dans l’ombre de leur scène tragique, un enfant regarde, écoute et supporte en silence cet impossible conjungo où se joue cette dimension propre à la subjectivité humaine, à savoir que l’homme et la femme ne se rencontrent que comme êtres de parole et que cette parole fait de chacun un être séparé.

«  […] deux personnage se déplacent sur la même scène en nous donnant vraiment le sentiment d’être dans deux espaces différents. Avec une adresse acrobatique, ils passent littéralement l’un au travers de l’autre. Ces êtres s’atteignent à chaque instant par un geste qui ne saurait manquer l’adversaire, et néanmoins l’évite, parce qu’il est déjà ailleurs. Cette démonstration vraiment sensationnelle vous suggère le caractère miraginaire de l’espace, mais vous rend aussi bien à cette caractéristique du plan symbolique, qu’il n’y a jamais de rencontre qui soit un choc.(1)»

Avec « Argument » où il fait s’entrechoquer, se cogner et s’accrocher les mots, c’est son  propre rapport au langage que P. Rambert met-en-scène. L’espace, la lumière, les mouvements et  la voix, l’énergie des deux corps expressément choisis des deux fabuleux acteurs que sont Laurent Poitrenaux et Marie-Sophie Ferdane, tout contribue à réaliser, selon son propre aveux, son rapport criminel au langage. Jouer, se déjouer, faire résonner dans le corps les signifiants, tel est l’enjeu de sa pièce « Argument » où les personnages ne sont incarnés par la mise-en-scène et les acteurs que pour autant qu’ils jouent « de l’incidence du symbolique sur la chair même.(2)»  Refusant que le signifiant soit tragiquement « captif »(3), P. Rambert construit son théâtre et son écriture avec et par le jeu de la lettre et tente de donner sa forme singulière à la parole.

Qu’en est-il ? Dans son écriture, P. Rambert a le gout de la liste. Au-delà des significations, ses énumérations ludiques et poétiques font s’entrechoquer les mots et les sonorités pour jouir de la matérialité de la Lettre dans le langage. En faisant ses listes, cet écrivain dramaturge vise le réel de la  jouissance qui insiste, persiste, fait échouer le langage à tout dire et à  effacer la différence entre ce qui est cherché et ce qui est trouvé. Mais, si les listes, chères à l’écriture théâtrale de P. Rambert, ne cessent de répéter  le désaccord foncier entre le réel de la jouissance et le sujet de la parole et du langage, elles ne cessent pas d’ignorer la jouissance réelle et singulière qui les anime. Son théâtre de parole ne vise pas la reconnaissance, la compréhension de la jouissance de l’objet perdu. Elle vise par le maniement de la lettre, la jouissance de la parole  toute seule.

Si sa dernière pièce « Argument » est, en-corps, une objection à l’articulation signifiante – S1-S2,  c’est pour affirmer avec la preuve de la Lettre à l’appui, qu’on peut jouir de la parole toute seule sans l’Autre qui répond. « Argument », la dernière pièce de P. Rambert, nous propose une jouissance du blablabla, une jouissance d’une parole solitaire et idiote.

[1] J. Lacan, Séminaire II « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique. », 1954-55, Ed. Seuil, 1978, p. 307
[2] J. Lacan, Séminaire VIII « « Le transfert », 1960-61, Ed. Seuil, 1991, p. 352.
[3] Idem, p. 355.